Histoire et subjectivité dans les romans de Viivi Luik

(Article publié en 2005 dans : La littérature face à l’Histoire : discours historique et fiction dans les littératures est-européennes, Paris : L’Harmattan, 2005, pp. 129-141.)

Les représentations de l’Histoire dans la littérature comportent, comme chacun le sait, des différences par rapport à l’image (ou aux images) que nous fournissent les historiens. Ces différences sont liées, d’une part, au fait que le discours littéraire opère avec des moyens techniques distincts de ceux du discours scientifique, et, d’autre part, à la plus grande liberté dont dispose l’écrivain, qui peut, par exemple, opérer des sélections plus ou moins arbitraires dans le matériau historique et s’octroyer le privilège de lire les pensées des personnages ou d’inventer librement les données historiques manquantes.

Une partie de ces distorsions caractéristiques du discours littéraire sur l’Histoire sont liées plus spécifiquement à l’utilisation d’une technique narrative particulière, celle de la focalisation interne, qui permet de présenter les événements ou les réalités historiques à travers le point de vue d’un personnage donné. Cette technique se traduit par deux types de distorsions : en premier lieu — c’est la définition même de la focalisation interne — par une sélection de l’information communiquée ainsi au lecteur, une « restriction de champ » (Genette) due au fait que le personnage ne possède que des informations partielles sur les processus auxquels il assiste, en second lieu par des distorsions plus directement liées à la subjectivité des personnages, c’est à dire non plus seulement à leur degré d’information, mais, par exemple, à leur personnalité, à leurs opinions politiques, leurs centres d’intérêts, et de façon générale à toutes les caractéristiques subjectives qui influencent leur perception et leur évaluation de l’histoire.

C’est sur ce type de distorsions subjectives que je voudrais me pencher à travers l’exemple des deux romans de la poétesse et romancière estonienne Viivi Luik (née en 1946) : Le septième printemps de la paix (1985, traduction française 1992) et La beauté de l’Histoire (1991, traduction française 2001). Ces romans me semblent particulièrement intéressants pour une telle étude parce que les personnages principaux sont des sujets « naïfs », dépourvus de réelle conscience historique ou politique, et donc incapables de saisir pleinement le sens de ce qui se déroule autour d’eux. Les distorsions subjectives s’en trouvent donc considérablement amplifiées.

Dans Le septième printemps de la paix (SPP), le personnage principal est une petite fille de cinq ans, et le roman présente, du point de vue de la fillette, avec une narration à la première personne, une chronique des menus événements de l’automne 1950 et de l’hiver 1950-51 dans un village d’Estonie du sud. C’est une période particulièrement difficile en Estonie : le souvenir de la guerre est encore tout frais dans les mémoires ; la collectivisation des campagnes qui vient de commencer bouleverse la société paysanne traditionnelle ; l’année précédente, en mars 1949, a eu lieu une vague de déportations massives qui a arraché à leur foyer plus de 20 000 personnes (en grande majorité des paysans) ; et les partisans estoniens, cachés dans les forêts, luttent encore par les armes contre le nouvel ordre soviétique.

Dans La beauté de l’Histoire (BH), le personnage central est une jeune fille d’une vingtaine d’années, une jeune poétesse estonienne, qui n’a que des notions très confuses en matière politique : elle se reconnaît « politiquement ignare » (BH, 88), elle « ne connaît que deux termes politiques : guerre et paix » (BH, 78). L’histoire est racontée à la troisième personne par un narrateur extérieur à la diégèse, mais la jeune fille apparaît assez clairement comme la focalisatrice de nombreux passages. La toile de fond historique est constituée par l’année 1968, principalement en Lettonie et en Estonie, mais aussi à Prague, avec l’intervention des chars soviétiques, et de façon plus générale par toute l’ère brejnévienne en Europe orientale.

Ces romans me semblent intéressants également parce que, à travers ces distorsions subjectives de l’Histoire, mais aussi grâce à l’emploi de techniques narratives ou descriptives particulières, l’auteur y exprime une conception originale et paradoxale de l’Histoire et du temps, et notamment du rapport entre l’Histoire et les individus.

Quelles sont, tout d’abord, les conséquences de l’ignorance ou de la naïveté des personnages sur leur perception de l’Histoire ?

Un premier trait caractéristique, dans les deux romans, est que les personnages principaux perçoivent les réalités historiques ou politiques qui les entourent avant tout à travers leurs manifestations matérielles, à travers des traces, des objets, y compris des objets en apparence insignifiants, mais qui, pour quelque raison, retiennent leur intérêt. Ce rôle des indices matériels de l’Histoire est particulièrement important dans Le septième printemps de la paix : la petite fille en découvre partout autour d’elle : une marmite sous des branches (p. 9-10) ou un morceau de lard caché dans un tas de bois (p. 260) indiquent la présence dans les parages des « Frères de la forêt » ; les fils de fer barbelés qui traînent partout dans les herbes rappellent la guerre ; une ferme vide témoigne de la déportation de 1949 ; un bateau en carton bleu évoque l’époque de la première guerre mondiale (p. 283)… On trouve également des exemples dans La beauté de l’Histoire : la jeune fille découvre ainsi dans une salle de bains étrangère, à Riga, une tresse de cheveux coupée, qui nous est présentée comme un vestige de l’entre-deux guerres à Varsovie. On voit, à travers ces quelques exemples, que le rapport entre les objets et les réalités historiques qu’ils évoquent n’est pas toujours très évident au premier abord. La signification historique de ces objets est parfois perçue confusément par les personnages eux-mêmes, dans d’autres cas les personnages n’en ont pas conscience et c’est le narrateur qui l’explicite (en délaissant alors la focalisation interne au profit de la focalisation zéro), dans certains cas enfin le rapport n’est pas explicité et c’est au lecteur de l’établir lui-même. Les objets fonctionnent alors comme un instrument de codage de l’information historique. Le narrateur les utilise pour évoquer sans les nommer des réalités historiques qu’il suppose connues de son public. Cette fonction de codage joue un rôle important dans Le septième printemps de la paix, ouvrage publié en 1985, à une époque où la censure en Union soviétique était encore très vigilante. Il me semble que le recours à ce système de « codage objectal » contribue à atténuer la dimension historique apparente du livre, qui se présente surtout, au premier abord, comme l’évocation d’un univers enfantin. C’est peut-être l’un des éléments qui ont permis à ce roman de franchir la censure sans subir la moindre coupure (même s’il ne faut évidemment pas sous-estimer la capacité de décodage des censeurs).

Un deuxième trait caractéristique de la perception subjective de l’Histoire dans ces deux romans est l’intérêt des personnages pour les manifestations verbales de l’histoire politique. Les personnages principaux éprouvent une fascination pour des mots ou des expressions porteurs d’un sens politique, mais dont la signification réelle n’est pas claire pour eux (et cette obscurité même contribue d’ailleurs à faire naître et à nourrir leur fascination). Dans Le septième printemps de la paix, la petite fille est ainsi enthousiasmée par les slogans de la propagande officielle stalinienne qu’elle entend à la radio, comme : « Il est temps de rompre avec les anciennes habitudes ». Dans La beauté de l’Histoire, la cristallisation de l’Histoire dans des formes linguistiques mystérieuses constitue un thème central : la jeune Estonienne séjourne à Riga chez un ami sculpteur qui cherche à se faire exempter du service militaire et prépare son passage à l’Ouest ; pour parler avec les membres de sa famille de l’avancement de ses démarches, il utilise un langage codé, dans lequel tous les mots ou expressions ayant un sens politique sont remplacés par des expressions plus anodines: ainsi, « faire de l’art » signifie en réalité « organiser un départ pour l’étranger », un « gendre de Kouzminitchna » est une personne qui peut faire jouer ses relations en faveur du jeune homme, un « paquet de beurre » désigne en réalité un télégramme… Ce langage secret intrigue et préoccupe beaucoup la jeune Estonienne, qui n’est jamais sûre de bien comprendre de quoi il est réellement question.

L’ignorance des personnages, leur incapacité à comprendre pleinement la signification de ces manifestations matérielles ou verbales de l’Histoire auxquelles ils sont confrontés, a parfois pour effet de faire naître la peur, peur des objet et peur des mots. La petite fille du Septième printemps de la paix est ainsi prise de panique lorsqu’elle découvre une baïonnette allemande dissimulée dans une ruche vide, ou lorsqu’elle entrevoit, dans une pièce obscure d’une ferme, le canon d’un fusil qui appartient à un frère de la forêt caché dans la pièce, ou encore lorsqu’elle écoute sur un gramophone une chant nazi allemand (p. 170). Dans La beauté de l’Histoire, lorsque la jeune fille se retrouve seule dans l’appartement de son ami à Riga, elle éprouve une peur probablement causée par les recommandations et les interdictions qu’on lui a faites : « Ne pas se tenir à la fenêtre ! Ne pas ouvrir la porte ! Ne pas répondre au téléphone ! » (p. 68). Elle redoute par exemple que quelqu’un sonne à la porte, ou qu’un homme soit caché derrière un rideau (p. 109). Mais souvent, la peur est en même temps un plaisir, une « terreur exquise » (BH, p. 112) : les personnages la savourent, et ils recherchent même délibérément les objets ou les mots qui leur font peur.

Dans l’ensemble toutefois, malgré la peur, l’ignorance historique et politique des personnages a plutôt des conséquences positives. Elle leur assure notamment une certaine protection contre l’Histoire. C’est ce que constate la narratrice du Septième printemps de la paix : « Mon enfance se tenait au-dessus de ma tête, tel un toit sûr et protecteur. Elle m’abritait de cette décennie compliquée qui hurlait et rugissait autour de moi. » (p. 290). Ce sentiment de sécurité contribue à donner aux personnages leur légèreté et leur insouciance. Un trait frappant dans ces deux romans est précisément la positivité des sujets face à l’extrême négativité des réalités historiques qui sont évoquées. Les personnages principaux ne sont absolument pas sensibles au tragique de l’Histoire : celle-ci, ou plutôt ce qu’ils en perçoivent, s’apparente plutôt à un jeu, ou à une réalité qui ne les concerne pas et qui est vidée pour eux de toute importance par leur joie de vivre ou leur bonheur. On trouve par exemple une formulation de cette idée à la fin de La beauté de l’Histoire, lorsque la jeune Estonienne et son ami se mettent à rire : « Leur rire se répercute jusque sur le socle rocheux de l’isthme de Carélie, jusque sur les pierres de Jérusalem. Il réduit en poussière sans distinction les os des morts de la guerre d’Hiver, les missiles moyenne portée qui tomberont dans l’avenir sur Jérusalem et les colonnes de chars qui détruisent aujourd’hui le revêtement des rues de Prague et écrasent les tibias des humains. » (p. 189)

Cette indifférence à l’égard de l’Histoire semble confirmée et amplifiée par un trait stylistique couramment utilisé dans La beauté de l’Histoire : la juxtaposition dans une même séquence, par exemple dans une énumération, d’éléments historiques ou politiques et d’éléments relevant d’un autre domaine (souvent la nature ou la vie quotidienne) et sans rapport apparent avec les premiers. Ainsi dans le passage suivant, où le Rideau de Fer et les silos de missiles sont mentionnés après les bacs à lessive et mis explicitement sur le même plan que les seaux à traire :

« Sur les rives de la Daugava comme sur celles du golfe de Finlande, l’eau coule des robinets, remplit les casseroles et les cafetières, les baignoires, les bacs à lessive. On sort le beurre du frigo, le pain est déjà coupé.

« Le dieu-soleil se rue vers l’Occident, traversant le rideau de fer sans même ciller des paupières. Ses genoux nus et ardents flamboient au-dessus des tentatives de coup d’État et des silos de missiles, aussi inexorablement qu’au-dessus des pommiers et des seaux à traire mis à sécher. » (BH, p. 46)

Dans une autre énumération, la politique de Brejnev est mentionnée juste avant les programmes de cinéma et un maillot à rayure qu’il faut mettre à sécher (BH, 60).

L’interprétation d’une telle technique n’est pas absolument univoque. Une interprétation possible consisterait à y voir un moyen de faire ressortir, par un effet de contraste et de surprise, les éléments historiques. Mais j’aurais plutôt tendance à penser que le narrateur cherche au contraire à banaliser la « grande histoire », l’histoire politique, en la mettant sur le même plan que des détails généralement considérés comme futiles et insignifiants. Ces juxtapositions surprenantes justifient en quelque sorte l’indifférence historique des personnages en affirmant que tout est équivalent, que l’histoire politique et ses diverses manifestations n’ont pas plus d’importance subjective, pas plus de signification a priori que n’importe quel autre élément de la réalité.

Comme je l’ai mentionné plus haut, si la focalisation interne joue un rôle important dans ces deux romans, elle n’est pas cependant utilisée de façon systématique, la focalisation est en réalité variable : au point de vue du personnage principal s’ajoutent, de façon occasionnelle dans SPP, de façon beaucoup plus fréquente dans BH, des points de vue différents : dans les deux romans, on trouve d’abord le point de vue du même personnage de nombreuses années plus tard (qui est clairement un point de vue différent) ; dans La beauté de l’Histoire, on trouve en outre des passages où les focalisateurs sont des personnages secondaires, mais il me semble qu’on peut y voir aussi une subjectivité ou un point de vue que l’on pourrait qualifier de céleste : celui d’un ange, qui apparaît à plusieurs reprises, souvent en fin de chapitre, et qui assiste aux événements depuis le ciel. Il ne fait rien de particulier, se contente d’observer, en notant parfois quelque chose dans un carnet. Il n’y a à vrai dire aucun élément linguistique indiquant que la narration, à certains moments, épouse le point de vue de l’ange. Ce qui permet de le penser, c’est l’abondance des descriptions du ciel, des nuages qui passent, ainsi que la fréquence des images aériennes, des scènes ou des paysages vus du ciel, en général avant ou après la mention de l’ange.

Ces subjectivités multiples, ces changements de focalisation jouent un rôle essentiel dans la structure de la narration : ils permettent à celle-ci de passer d’une époque à une autre et d’un lieu à un autre. La technique est utilisée assez souvent dans Le septième printemps de la paix : la narratrice intercale dans son récit des scènes qui se déroulent de nombreuses années plus tard, alors qu’elle est devenue adulte, elle met notamment en scène à plusieurs reprises son activité narrative, en décrivant son bureau, ou les pensées qui lui viennent pendant qu’elle est en train d’écrire son histoire. Dans La beauté de l’Histoire, les changements d’époque et de lieu deviennent le principe essentiel de structuration du récit. Ils sont si fréquents et si inattendus, et leur durée narrative est parfois si brève, qu’ils donnent au récit un caractère flou et tourbillonnaire : le lecteur est emporté dans une sorte de tempête spatio-temporelle où, pour reprendre une expression du narrateur, toutes les « strates du temps » sont « sens dessous » et où tous les lieux semblent reliés par des analogies mystérieuses. Si le récit principal se déroule en Lettonie et en Estonie en 1968, il est aussi question (pour cette même année 1968) de la Tchécoslovaquie, de la Suisse, de Moscou, de la Roumanie, de New York, et (pour les changements d’époques) de la Pologne en 1932 et en 1971, de l’Estonie en 1923, en 1951, en 1956 et en 1984, et encore, de façon plus ou moins allusive, de bien d’autres lieux et d’autre années. Tout cela dans un roman de seulement 120 pages (dans l’édition originale) !

Si l’on étudie d’un peu plus près les transitions entre le récit principal et ces scènes secondaires, et si l’on exclut les transitions purement rhétoriques, dépourvues de véritable justification, on peut distinguer deux types de transitions motivées, qui ont bien un rapport avec les changements de point de vue et la subjectivité.

1) Les premières sont assurées par la mémoire, c’est à dire par le lien entre le point de vue du personnage au moment du récit principal et celui du même personnage avant ou après. Dans SPP cela se fait de façon assez naturelle, puisque la narratrice et le personnage principal sont une seule et même personne : la mémoire de la narratrice peut donc parfaitement orienter le cours du récit, en produisant des effets de rétrospection ou d’anticipation assez classiques (« analepse » et « prolepse » dans la terminologie genettienne).

Mais dans BH, les choses sont parfois assez curieuses. Les passages de 1968 à une époque antérieure s’effectuent de façon naturelle par la mémoire du personnage. En revanche, lorsqu’on passe de 1968 à une époque plus tardive, la transition se fait de façon paradoxale et peu claire, probablement par la mémoire du même personnage, mais plus vieux, contemporain de la narration et qui oriente celle-ci (sans pour autant être formellement le narrateur, puisque le récit est à la troisième personne). Pour comprendre plus précisément de quoi il s’agit, il convient de citer un exemple : la jeune Estonienne, en 1968, assiste à un incendie depuis la fenêtre de l’appartement de Riga, et la contemplation de la fumée va permettre de passer à l’évocation d’une scène à laquelle elle a assisté seize ans plus tard, en 1984, et au cours de laquelle elle a entendu parler d’un incendie. La phrase qui assure la transition est la suivante :

« Dans cette fumée d’incendie se dessine peu à peu une journée du printemps de 1984, qui apparaît soudain dans toute sa vérité. »

On trouve dans cette phrase deux indices de subjectivité (« se dessine peu à peu » et « qui apparaît soudain ») qui font référence à une perception et à une prise de conscience. Le lien entre l’année 1968 et l’année 1984 semble bien s’établir dans la mémoire du personnage à l’époque de la narration : le souvenir de l’incendie de 1968 lui rappelle et éclaire pour elle la scène à laquelle elle a assisté en 1984. Le récit de cette scène se conclut (avant le retour en 1968) par une tentative de justification du procédé:

« Les années sont reliées les unes aux autres comme les vertèbres de l’homme. Celle qui entend parler d’un incendie en 1984 en a vu un en 1968. Là-bas, elle lèche encore son ramequin de fruits au sirop… » (BH, 103).

On notera que la dernière phrase citée, avec la métaphore spatiale « là-bas » et l’emploi du mot « encore », affirme de façon assez claire la coexistence et la simultanéité de ces deux époques.

2) Dans La beauté de l’Histoire, d’autres transitions, essentiellement dans le cas des changements de lieu, sont assurées, par l’intermédiaire d’une « montée au ciel », grâce au point de vue de l’ange, à cette « subjectivité angélique » capable de percevoir tous les lieux à la fois. Pour utiliser une comparaison cinématographique, tout se passe comme si la caméra, à certains moments, effectuait un travelling ascendant (description du ciel et des nuages) puis, arrivée à une certaine altitude (celle où se tient l’ange ?), se tournait vers la terre ; le champ s’élargit alors pour embrasser simultanément ou successivement plusieurs lieux géographiques.

Le procédé narratif consistant à mêler les époques véhicule une idée originale et paradoxale, qui est formulée dans chaque livre à deux ou trois reprises de façon un peu plus explicite, celle d’un panchronisme de l’Histoire : le temps est en un certain sens immobile, toutes les époques coexistent et sont en intercommunication : on peut passer de l’une à l’autre, dans un sens ou dans l’autre : « Le passé se manifeste dans l’avenir et l’avenir dans le passé. Puisqu’il y a eu une année 1968, il y aura nécessairement une année 1971. » (BH, p. 56). Cette coexistence des époques, au-delà du paradoxe apparent, c’est bien sûr celle qui s’opère dans la subjectivité, grâce à ce que Viivi Luik appelle « le pointillé lumineux de la mémoire » (BH, p. 56), qui établit à posteriori des liens et des rapprochements sans se soucier de la chronologie.

Les romans de Viivi Luik apparaissent donc, en un certain sens, comme une négation de l’Histoire. À travers ces personnages et ces procédés, l’auteur semble dire que l’Histoire n’existe pas, qu’il n’existe que des expériences subjectives individuelles de l’Histoire. C’est ce que montre l’indifférence des personnages à l’égard de l’histoire politique et l’affirmation de l’équivalence subjective de toutes les époques : l’individu peut être libre partout, son bonheur, sa joie de vivre ne sont pas soumis à l’Histoire. La subjectivité est en quelque sorte le lieu où s’abolit le tragique de l’Histoire, où celle-ci n’est plus une fatalité, où l’on peut à la fois surmonter le temps grâce à la mémoire et surmonter l’Histoire grâce à légèreté et à la joie. C’est, je crois, le sens du titre paradoxal du second roman, qui proclame la beauté de l’Histoire, alors que les périodes historiques évoquées dans le livre sont en elles-mêmes plutôt sombres pour l’Europe centrale et orientale.

Abréviations

SPP = LUIK, Viivi. Le septième printemps de la paix. Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin. Paris : Christian Bourgois, 1992.

BH = LUIK, Viivi. La beauté de l’Histoire. Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin. Paris : Christian Bourgois, 2001.