La ferme qui n’en finit pas de mourir

    Face à ma maison natale, juchée à flanc de coteau par-delà la rivière, se trouve, depuis plusieurs années déjà, une ferme abandonnée et délabrée qui, de longue date, a éveillé ma curiosité. Lors de mes promenades dans le bois marécageux sur cette rive-ci, j’emportais toujours avec moi mon appareil photo et prenais des clichés de la bâtisse au téléobjectif. Je me souvenais du temps où la ferme vivait encore. Je passais souvent devant et j’avais peur du chien méchant qu’on avait, comme à dessein, détaché de sa chaîne. J’ai toujours eu peur des chiens. J’en avais déjà peur en première année de cours élémentaire, sur le chemin de l’école et partout ailleurs. Je m’arrangeais pour passer au large de toutes les fermes à chiens en faisant un grand détour à travers champs, avec souvent, pour plus de précaution, un bâton à la main et des pierres dans la poche. J’avais peur aussi, à chaque fois, du chien-loup de cette ferme aujourd’hui délabrée. Je me faufilais entre les buissons d’orties sur la pointe des pieds, afin de ne pas le réveiller et pour gagner le sentier de planches où les chiens non entraînés ne pouvaient me suivre sans perdre l’équilibre. Mais parfois l’aboiement de ce chien, de l’autre côté de la rivière, nous apportait une réjouissante nouvelle : la venue de visiteurs de la ville descendant de l’autocar. Je photographiais donc cette ferme de loin, au téléobjectif, mais, à l’époque, je ne m’en approchais toujours pas.

    Cela s’est produit deux ou trois années plus tard. Je faisais un tour dans mon village en compagnie d’un ami de fraîche date qui recherchait de vieux objets de brocante, en particulier des chaises, mais aussi d’autres vieilleries. Par un soir d’août nuageux et venteux, nous allâmes ensemble à la ferme délabrée. Nous faillîmes tomber dans le trou de la cave, masqué par un rideau d’herbes arrivant jusqu’à la poitrine. Le vent faisait onduler le champ de seigle blond, d’épais nuages passaient au-dessus de nos têtes quand nous posâmes le pied sur l’escalier de la maison. Je savais qu’un vieil ivrogne y avait passé la fin de sa vie ; il avait fini par se faire tuer dans une bagarre de bistrot, mais c’était seulement maintenant que la ferme se livrait à nous dans toute sa laideur. Des tiroirs ouverts dégoulinaient des hardes puantes et noires de crasse, de la moisissure proliférait dans des boîtes de conserves, des ustensiles de cuisine étaient recouverts d’une couche de graisse carbonisée. Sur le plancher traînaient des manuels scolaires en charpie. Mon camarade, loin de perdre la tête, fouillait avidement dans ce fatras nauséabond d’où il finit par extirper un moulin à café. Il me le tendit et j’essayai d’en faire tourner la manivelle, mais le mécanisme était grippé. Alors, je ressentis à l’égard de cet individu une brusque répugnance physique qui ne devait jamais plus disparaître. Je compris soudain que nous nous trouvions dans le ventre d’un cadavre, dans les entrailles d’un mort. L’obscurité gagnait derrière la fenêtre, mais le champ restait d’une envoûtante blancheur, déjà le grain mûr était en train de tomber. Des gouttes esseulées coulaient sur les vitres couvertes de poussière. J’avais oublié chez moi ma lampe de poche. Quelqu’un n’était-il pas en train de respirer ? Toutes les maisons respirent bien, les vivantes aussi. Je savais cela depuis l’enfance. Nous devions partir, je ne distinguais plus ce qui se passait dans les coins sombres. Nous essuyâmes l’averse du soir, un goût de renfermé sur la langue, les bras tout poisseux, mon camarade tenant son moulin à café rouillé à la main. Je n’osais pas regarder en arrière. J’avais peur de voir quelqu’un. Je savais qu’il n’y a jamais personne, mais qu’une hallucination peut effrayer même celui qui a étudié à l’université les mécanismes d’un tel phénomène.

    Par la suite, j’ai longuement réfléchi à une idée.
    Il m’est revenu à l’esprit un film underground américain où, du sommet d’une montagne, on avait filmé San Francisco ou, plus précisément, sa baie et son port. On y avait pérennisé quelques images par heure, des jours durant. Le résultat était le suivant : en contrebas, sur le gigantesque golfe, un grouillement, un incessant va-et-vient de minuscules bateaux, de transatlantiques et de croiseurs ne faisant qu’entrer et sortir comme des éclairs de la baie. Et hop dedans et hop dehors ! Mais nous, nous sommes comme Dieu le Père. Nous regardons d’en haut, nous ne nous en mêlons pas, mais le panorama qui s’offre à nous est tout simplement terrifiant et, à un moment donné, nous nous rendons subitement compte que c’est en fait nous qui régissons ce tohu-bohu, nous en sommes le début et la fin. Nous comprenons que le monde est notre œuvre. C’est nous qui tenons la trompette avec laquelle se donnera le signal du jugement dernier, mais nous n’en sonnons pas. Nous sommes miséricordieux. Nous les laissons vivre. Nous avons tout le temps. Tel était ce film underground. En repensant à la ferme, il m’est apparu clairement qu’elle ne mourrait jamais. A chaque fois que je l’ai vue pendant cinq ans, elle était toujours en train de mourir mais ne mourait point. Il faudrait filmer cette maison, à raison de quelques images par heure, jour et nuit, printemps comme été, automne comme hiver. Le film terminé, nous pourrions voir la ferme à flanc de coteau, au beau milieu du champ. Le soleil se lèverait et se coucherait, l’herbe poindrait et jaunirait, la neige tomberait et fondrait, mais la ferme moribonde demeurerait immortelle dans son agonie, et il serait enfin démontré que tout processus est à la fois mouvement et immobilité. Toutefois, non seulement aucun organisme ne prendrait en charge le financement d’un tel film, non seulement l’effet qu’il produirait serait probablement assez insignifiant et hermétique même aux yeux des snobinards les mieux intentionnés (ce serait là du reste une vision dont je me lasserais dès le lendemain), mais, de toute façon, ce film ne sera jamais réalisé, pour la simple raison que j’ai, à mon sens, bien d’autres chats à fouetter que de passer, au nom de considérations esthétiques, une année entière dans un trou perdu derrière la caméra. Je suis un citadin. Il me manque l’enthousiasme qu’a eu cet opérateur italien qui a posé une bombe dans un bar pour filmer le sinistre et qui, lorsque sa femme fut tuée accidentellement dans l’explosion, s’est mis à verser de vraies larmes, sans oublier pour autant de crier à l’assistant par-dessus son épaule : filmez-moi en train de pleurer ! Moi je regarde en direction des plaines et j’attends l’heure où là-bas, du jour au lendemain, sortiront à nouveau de terre des piquets de mesurage, je flaire l’approche des excavatrices, j’entends les cris des maçons.

Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Sauvageot