La première fois que je t’ai vue

    Ah, crois-moi, cette ville devient chaque jour plus laide et plus commune. Quand j’habitais encore à la campagne, les premières fois que je venais en ville, j’étais toujours terriblement excité en attendant le bus avec ma mère au bord de la route — dans mes souvenirs, c’est toujours par une matinée ensoleillée, au début de l’été — et aujourd’hui encore, je vois distinctement cette route blanche, les jeunes feuilles qui murmurent dans le vent frais, les nuages, les alouettes, et je sens l’odeur de la terre. La ville était alors sans ambiguïté, nette, je n’y avais pas de souvenirs et tout était encore possible. Dans la rue s’affairait une foule étrangère, qui parlait bien sûr estonien, mais où je ne connaissais personne. Le soir, je rentrais en bus à la maison, la maison de ma tante, par des rues où rien ne m’était encore arrivé. J’aimais la limonade, les chaussons au riz, et les glaces, comme toi. Tout était propre, clair et neuf. C’était pour moi une ville encore vacante. Aujourd’hui, tout est différent. Il y a peu d’endroits où je ne me sois arrêté, peu de façades qui me paraissent encore neuves. Je connais presque tout : dans cette rue sombre qui longe le parc aux limites de la ville, je me suis promené avec une fille dont la robe de soie bruissait doucement, si bien que j’avais constamment l’impression qu’à nos côtés, dans le feuillage nocturne, rôdait quelque animal sanguinaire, un lynx par exemple. Je sais qu’au coin de cette rue, nous avons failli prendre une bonne trempe, que, sur cet escalier qui menait à la rivière, j’ai pleuré, que je suis entré dans cette maison au fond de la cour en passant par la fenêtre et me suis aussitôt endormi. Je connais des centaines de gens personnellement et deux fois autant de vue, certains me saluent sans que je les connaisse, et j’en salue d’autres qui ne me connaissent pas. Je connais les arrière-cours que l’on peut traverser, je sais où, dans les rues, se trouvent les prises d’eau. J’ai vu deux énormes incendies, et dans cette ville est mort un de mes amis ; il y a là plusieurs appartements, ceux que j’ai quittés de moi-même comme ceux dont on m’a mis à la porte, parce que le bail était arrivé à échéance, que ma conduite manquait de courtoisie ou que s’étaient présentés des locataires plus convenables. Il s’est passé ici bien des choses, et tu en connais déjà une bonne partie. Mais aujourd’hui tu es partie travailler tard, à deux heures exactement, hier soir au restaurant nous nous sommes disputés, nous nous sommes disputés et nous avons dansé et nous avons ri tour à tour, et la nuit nous nous sommes encore disputés, jusqu’au moment où je me suis rendu compte que tu dormais déjà depuis longtemps, et j’ai décidé de t’écrire et de te raconter comment je t’ai vue pour la première fois. Cela s’est passé dans une vieille rue, une vieille rue qui monte, et à un étage, au troisième ou peut-être plus haut, très haut, il y a une pauvre vieille petite fenêtre. Je passais par là les soirs d’hiver, dès l’époque du lycée, les soirs d’hiver où la neige tombait, où les flocons tourbillonnaient sous les réverbères, pénétrant dans les yeux et la bouche, cet hiver-là où la terre était recouverte d’une neige blanche et pure qui étincelait jusqu’aux champs au-delà de la ville et dont la clarté paraissait même parfumée, et puis un soir, en humant cette clarté, dans cette vieille et pauvre rue, j’ai levé la tête et j’ai vu cette fenêtre, tout là-haut, sous le ciel d’hiver bleu sombre, un ciel de mauvais augure, une voûte froide de planétarium. La fenêtre était comme une blessure dans le mur à l’enduit lépreux. Les flocons de neige fondaient sur mes lèvres, la fenêtre était voilée d’un rideau jaune, et à cet instant tu es passée derrière ce rideau. Ton ombre fragile s’est arrêtée un moment comme sur l’écran d’un théâtre d’ombres, et je t’ai reconnue. Mon cœur n’était pas précisément libre, j’étais un garçon précoce, en ce sens que je tombais amoureux facilement, rapidement et pour longtemps, je traînais à Supilinn en 1961 comme en 1971 (suis-je vraiment si vieux ? — pour la première fois de ma vie cette pensée me traverse l’esprit), mais ce soir-là c’est toi que j’ai vue à la fenêtre, tu étais seule dans cette pièce qu’on n’avait pas refaite depuis longtemps, avec son papier à fleurs, dans cette vieille maison, sous le ciel haut, tu es seule et tu es sûrement triste, mais en même temps il y a dans ton âme un  sentiment grave et solennel, comme à l’approche des fêtes d’Octobre ou de Noël. J’attendais que tu tires le rideau et me fasses signe, mais grâce au ciel tu ne l’as pas fait ? nous ne nous serions pas connus, le temps n’était pas encore venu, je me tourmentais à cause d’un devoir d’algèbre qui risquait de me valoir une très mauvaise note, et j’étais en conflit avec mon professeur principal, et j’avais les pieds qui gelaient, et mes cheveux étaient coupés ras, et j’étais enrhumé, et tel que j’étais, j’aurais été tout à fait indigne de ton coup d’œil royal lancé du haut de la fenêtre. Ah ! mon imagination s’est mise aussitôt à travailler : tu étais assise sur le divan qui grinçait et la radio jouait cette chanson qui pour moi est toujours restée associée à la jalousie et dont les paroles étaient à peu près celles-ci : quand les cerisiers refleuriront, quand les tulipes balanceront leurs corolles, j’en porterai de pleine brassées dans la maison. Un chant de printemps, mais l’hiver continuait, et de nouveaux hivers s’annonçaient, douze ou treize hivers où tout se mettrait à aller de mal en pis. Ainsi tu écoutais cette chanson. Et moi, je n’ai pu m’en empêcher, j’ai ouvert la grande porte grinçante retenue par un ressort, et ce ressort m’a projeté dans les profondeurs d’un couloir, et la porte s’est refermée avec un fracas effrayant, j’étais dans ta maison, mon amour. À tâtons, j’ai grimpé l’escalier ; dans un appartement, on faisait griller de la viande et cela m’a mis l’eau à la bouche parce que, vivant seul en ville, je ne pouvais guère me préoccuper de mes repas quotidiens et me contentais de pâtés à la viande que j’achetais dans une boulangerie, au coin des rues Tähe et Saekoja, et que je tirais de ma poche pour les grignoter furtivement. Aujourd’hui, cela peut sembler très divertissant, mais à l’époque ça ne l’était pas particulièrement et mon estomac était vraiment vide. Je tenais bon la rampe lisse et usée, sans pouvoir me décider. Quelque part on entendait des voix d’enfants. C’était la mi-décembre, une période de l’année où l’homme se sent plus sûr de lui qu’à d’autres. Mais je n’ai pas résisté et j’ai redescendu l’escalier. Dehors la neige avait cessé, le ciel était clair, plein d’étoiles. La neige crissait sous les semelles. Je n’ai pas frappé à ta porte. Dans la nuit d’hiver étincelante, je suis rentré chez moi et me suis pelotonné sous ma couverture. Les murs craquaient. Au printemps j’ai terminé le lycée ; la suite, tu la connais. Il est deux heures et demie. Dehors, sous la fenêtre, se trouve le stade des pompiers, il pleut, l’herbe jaunit. Il n’y a qu’un pompier, un pompier de début d’automne qui court sur la piste, il s’entraîne, il escalade un décor installé pour l’exercice. Il se prépare. Il sait qu’à trois cents mètres de lui ma machine à écrire crépite. Il sait que la ville où je t’ai laissé humilier peut être réduite en cendres.

1964-1972

Traduit de l’estonien par Yves Avril