La vengeance du poisson

      Quand j’étais encore un petit garçon, j’habitais dans un village au bord d’une rivière. Dans celle-ci vivaient des poissons assez gros, comme des perches, des gardons et des brochets, mais la surpêche et la pollution de la nature les ont sans doute fait disparaître. Aujourd’hui, on y trouve encore plusieurs espèces de petits poissons, et il y en avait un nombre incalculable dans mon enfance. Je ne chercherai pas à les identifier précisément, car ces poissons ne m’intéressent pas en tant que spécimens adultes, ce qu’ils sont sans doute en réalité. Mais on ne peut jamais en être sûr, même en utilisant les clés de détermination les plus précises. Le hasard est toujours possible, ne l’oublions pas. L’attente du hasard est, en définitive, ce qui nous maintient en vie. Même quelqu’un qui s’efforcerait de planifier toute son existence ne pourrait supporter l’impossibilité du hasard. On peut certes discuter du degré de probabilité, mais ces discussions sont stériles tant qu’on n’a pas fait l’expérience du hasard lui-même. Un événement qui se produit une fois tous les millions d’années peut survenir à tout instant, nous ne savons simplement pas quand était la dernière fois, peut-être était-ce il y a tout juste un million d’années aujourd’hui. Nous n’avons pas d’informations. Un intervalle de mille ans nous rassure. Mais passons, je vais maintenant vous parler du hasard que j’attends.
      Quand j’étais enfant, j’avais capturé quelques-uns de ces petits poissons et je les avais mis dans un bocal, au fond duquel j’avais versé du sable et placé une plante produisant de l’oxygène, comme les manuels l’enseignent aux enfants. Ces petits poissons vivaient chez moi déjà depuis plusieurs semaines. Gris et ternes, ils mesuraient environ trois centimètres de long. Je dus alors aller en ville pour rendre visite à ma tante. En rentrant, je découvris que l’eau s’était à moitié évaporée. Les poissons flottaient, le ventre en l’air, leurs opercules bougeant à peine. Je compris qu’il n’y avait plus rien à faire. Je me débarrassai du contenu du bocal, avec un cynisme qui me surprit moi-même. Plus précisément, je le versai dans la cuvette des WC. Vingt ans se sont écoulés depuis. Je suis un adulte, c’est une nuit d’été, venteuse et sombre. Je suis venu seul vers minuit au bord de la mer pour me baigner. J’enlève mes vêtements et j’entre dans l’eau. Le vent a beau être chaud, je commence quand même à frissonner, car mon esprit sensible s’est mis à imaginer ce qui pourrait arriver si le hasard se mettait en branle. Je dois marcher longtemps avant d’avoir de l’eau jusqu’à la poitrine : c’est une station balnéaire du sud-ouest de l’Estonie, le fond descend très lentement. Je me tiens debout dans l’eau chaude et basse de cette vaste baie, située approximativement au cinquante-huitième degré de latitude nord. Je m’apprête à nager quand soudain mes yeux pétrifiés remarquent un aileron pointu qui fend les vagues à une centaine de mètres de moi. Oui, c’est incroyable, mais vrai. J’ai lu des articles sur des requins solitaires qui ont nagé très loin dans le Nord, se sont perdus dans des courants et se sont retrouvés Dieu sait où. Par exemple, en 1916, un requin s’est introduit dans un petit fleuve qui se jette dans la baie de Raritan, qui elle-même devient la Lower Bay, connue comme l’entrée du port de New-York. Ce fleuve est si petit qu’il s’assèche complètement à marée basse. Pourtant, un requin s’y est introduit et a tué plusieurs garçons qui s’y baignaient. Les spécialistes caractérisent ainsi la psychologie du requin : quand il a choisi une ligne de conduite, il s’y tient jusqu’au bout, quels que soient les obstacles qu’il rencontre sur son chemin. Si le destin a conduit un requin dans la mer Baltique, celui-ci ne déviera plus de sa trajectoire. Maintenant, il est là. Je commence à courir dans l’eau mais je n’avance pas. Je sais parfaitement qu’il s’agit d’un des poissons que j’ai jetés dans les toilettes, un poisson qui, depuis les égouts, est arrivé dans une rivière, puis de celle-ci dans un fleuve, puis dans un lac, puis dans la mer, et de là, à travers les détroits, jusqu’à l’océan, un poisson qui a survécu à toutes les épreuves, a grandi, puis est revenu ici. Il m’a retrouvé et a tout à fait le droit de se venger. Il s’approche de moi. C’est un requin bleu, d’environ cinq mètres de long, ce qui est très inhabituel pour cette petite mais populaire station balnéaire. On reconnaît tout de suite un requin, car ses deux nageoires dorsales et sa queue dépassent de l’eau. Sa nageoire ventrale est en forme de faucille. Il est entièrement bleu, à l’exception de son ventre qui est d’une blancheur aveuglante. Debout dans l’eau peu profonde, je l’attends. Nos regards se rencontrent. Ses mâchoires terrifiantes se referment sur ma cuisse, de la chair se détache de mon os comme si on l’avait fait bouillir, mon sang teinte de rouge la mer nocturne et personne n’entend mes appels au secours. En réalité, ce n’est pas encore arrivé, c’est pourquoi je peux écrire des histoires. Je sors de l’eau, j’enfile mes vêtements sur mon corps mouillé et marche lentement, à travers cette nuit d’août pleine de bruissements, jusqu’à mon appartement situé à cinq cents mètres de là, pour réfléchir à l’avenir de l’art et aux tâches qui nous attendent. Il y a eu ces derniers temps pas mal de problèmes avec l’art, plusieurs artistes courent le risque d’un découragement précoce, ici et là on fomente des intrigues, le désir de travailler se sublime et trouve une échappatoire en imaginant un requin avant même l’arrivée du requin.

Traduit de l’estonien par Anne-Marie Garot, Anastasia Servan-Schreiber et Antoine Chalvin