Le bal d’automne

(Début du roman)

     Il fallait bien que quelque chose arrive.
     Cette année-là, comme toutes les autres, il y eut de nombreux signes avant-coureurs : ils firent de l’effet à ceux qui y étaient disposés. L’automne fut exceptionnelle­ment riche en champignons, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu autant de cèpes. Les pommes aussi, il y en avait trop : des nuits durant, elles tombaient dans l’herbe, les conserveries et les fabriques de jus se trouvèrent dépassées par cette récolte et de gros tas de fruits pourrirent. Il y eut plusieurs détournements d’avions, et pourtant c’était un crime largement condamné et sévè­­rement puni. Malgré la croissance démographique, les après-midi étaient étonnamment calmes. Tout cela, mis bout à bout, rappelait la vie, mais incitait à la vigilance, et Eero avait de mauvais pressentiments, comme toujours.
     Le 26 juin, une locomotive sans conducteur avait quitté une gare proche de la ville. Le chauffeur, ou son assistant, était descendu en marche pour un instant, et il n’avait pas réussi à remonter. L’engin avait brisé les barrières à l’entrée, avait roulé jusqu’à l’embranchement, puis avait pris la direction de la ville sur la voie principale, à la rencontre d’un train de voyageurs qui arrivait à 80 km/h. Mais le chauffeur de celui-ci conserva son sang-froid. Voyant la locomotive arriver, il parvint à stopper son véhicule et à enclencher la marche arrière. Lorsque les deux locomotives finirent par se toucher, elles allaient presque à la même vitesse. C’est ainsi qu’un accident avait été évité à la dernière minute. Cela se passait juste après la Saint-Jean. Mais quelques semaines plus tard, il se produisit de nouveau quelque chose d’étrange. Lors d’une fête d’anniversaire entre collègues, dans un joli village perdu dans la forêt juste à la limite de la Lettonie. La conversation avait duré toute la nuit. Assez mélancolique, sur fond de musique de Bach qu’un grand barbu jouait sur son pipeau. Plus tard, il y avait eu une sortie pour écouter les rossignols, leur bizarre mélopée — c’était déjà l’aurore. Personne n’avait fermé l’œil de la nuit. Au petit matin, lumière vive et fraî­cheur dissipée, le retour avait commencé. Le maître de maison aurait bien raccompagné les invités, mais sa femme l’en avait empêché — sage décision, bien sûr. Il était environ six heures au moment du départ, sous un grand ciel bleu. Les fleurs embaumaient, mais tout le monde avait oublié leurs noms estoniens, sans parler des noms latins. Un barbu, ancien ténor d’opéra, connu sous le nom de Marino Marini, mais dont le vrai patronyme était Mortenson, continua à chanter à tue-tête en pleine campagne, des arias qui ne lui convenaient pas, comme celles de la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée, y compris le passage où elle ordonne à Pamina de tuer Sarastro. Mais il ne tarda pas à se fatiguer. Sa bonne humeur et son espiè­glerie s’évanouirent. Il marchait à côté de ses amis, morose, sans répondre comme eux aux gens qu’ils croisaient, sans souhaiter bon courage aux kolkhoziens qui allaient au travail. Il ne répondait pas aux blagues le concernant. La chose ne se produisit qu’en gare de Valga, où ils avaient fini par arriver dans le but de quitter l’Estonie méridionale. Ils avaient déjà acheté leurs billets et marchaient en direction du train sur le long et vaste quai de gare. Mais à mi-chemin, Marino Marini, qui était juste à côté d’eux, disparut comme par magie, sans un bruit. C’était comme s’il n’avait pas existé — une pensée qui, naturellement, traversa un instant les cervelles fatiguées de ses compagnons. Ils se mirent pourtant à sa recherche, d’abord joyeux, puis de plus en plus inquiets : ils fouillèrent la gare et le train de fond en comble. Pas de Marini. Il est parti, c’est comme ça, se dirent-ils, fatalistes, et ils s’en furent. Pendant deux ou trois jours, pas de nouvelles du chanteur. Quels reproches son épouse ne leur fit-elle pas ! On le croyait déjà mort lorsqu’il réapparut et raconta son histoire. Une ombre lui était tombée dessus. L’après-midi, il s’était retrouvé au fin fond de la Lettonie.  Il avait dormi dans un vieux cime­tière de village, entre des tombes couvertes d’herbe. Les morts portaient des noms lettons, expliqua Marino Marini, c’est comme ça que j’ai compris que je n’étais pas en Estonie. Mais comme il n’y avait pas de frontière avec la Lettonie, cela n’avait pas posé de problèmes. Un sympathique kolkhozien l’avait ramené à la limite de l’Estonie dans sa voiture parti­cu­lière. Il apparut que le chanteur avait parcouru presque trente-six kilomètres en pleine chaleur. La seule explication, c’est qu’il se trouvait dans un état d’ivresse pathologique. C’est un miracle que les Lettons ne t’aient pas abattu, lui dit l’un de ses amis, très sérieusement, qui sait ce que tu leur as raconté en chemin, ce que tu leur as conseillé d’aller faire, ce que tu as braillé. Je crois que je n’ai rien dit du tout, présuma Marino Marini, il me semble que je suis resté bien sage et muet, jusqu’à ce que la fraîcheur du cimetière m’assoupisse.
     Au même moment, il y eut un tremblement de terre en Chine. Il y en avait déjà eu au Guatemala, aux îles Kermadec et à Triauli. A Beyrouth, un camp palestinien tomba, il y eut plusieurs milliers de victimes. Il n’y eut pas de tremblement de terre en Estonie cette année-là. En revanche, la télévision organisa un concours pour trouver de nouveaux écrivains estoniens, car leur nombre s’était mis à diminuer — jusque-là, la fierté de notre petit peuple était justement d’avoir engendré tant d’écrivain. Tout espoir, cependant, n’avait pas disparu : 296 jeunes écrivains répondirent à l’appel, dont 18 % de garçons et 82 % de filles.
     Près de la ville, sur un terrain vague, il apparut un groupe d’objets d’art qui éveillèrent l’intérêt général. L’orchestre de Sven Grünberg joua pour l’inauguration. Notre amateur d’art s’y rendit également. Avec volupté, il contempla les tuyaux rayés de rouge enfoncés dans le sol. Il prit plaisir à regarder les objets se mouvoir, frissonner. Certains faisaient du bruit. Ils suscitèrent en lui une sensation de naturel et de liberté. En regardant un objet en forme de fontaine, et qui versait vraiment de l’eau, Eero ressentit un besoin irrépressible d’extérioriser sa toute fraîche liberté intérieure et d’accomplir un acte naturel en buvant à ce bec si tentant. Ce qu’il fit, mais ce fut pour remarquer aussitôt que le débit diminuait : l’eau ruisselait au lieu de jaillir. Il comprit trop tard que l’objet fonc­tionnait en circuit fermé : il n’était pas raccordé à une canalisation. Par son comportement naturel, Eero avait entravé le fonction­nement naturel de la fontaine. Il y eut quelque chose comme une fêlure entre lui et l’art moderne, tandis qu’il regagnait la ville par les petits chemins.
     Lui-même était poète. Il écrivait de la poésie, mais sans savoir pour qui. Des critiques aussi, il ressortait que ses poèmes manquaient trop souvent de destinataire. Cela l’inquiétait sérieusement. Écrire sans connaître l’adresse de son destinataire n’était pas son aspira­tion. Lui-même en avait une, d’adresse, en tant qu’expéditeur, même si l’autre lui était incon­nue. Les rues étaient pleines de gens, mais il n’osait pas leur demander s’ils avaient lu ses poèmes et ce qu’ils en pensaient au juste. Il avait peur d’essuyer des réponses négatives.
     Le 6 juillet marqua le cinquième centenaire de la mort du mathématicien et astrologue allemand Regiomontanus. Eero n’y connaissait rien en astrologie ; une fois, à l’université, il avait essayé de se familiariser avec les bases, mais il s’était arrêté en route. Si bien que cette date, si importante pour certains, ne lui disait rien.
     Il habitait au cœur de Mustamäe, au cinquième étage d’un grand immeuble préfabri­qué qui abritait des centaines d’autres personnes, au milieu d’immeubles identiques. Il ne connais­sait pas ses voisins, sauf quelques personnes plus intéressantes en apparence, mieux individualisées, qui lui étaient restées en mémoire à la suite d’une rencontre dans la rue devant l’immeuble, dans la cour ou dans l’ascenseur. (Une fois, il était resté bloqué deux heures dans l’ascenseur avec un couple, ils avaient partagé la sensation d’étouffement et, plus pénible encore, l’envie de pisser). Tous ces gens qu’il connaissait de vue le connaissaient aussi, mais ils n’en laissaient rien voir, et Eero se comportait de même. Il y avait bien un vieux, particulièrement sympathique, qu’il s’était obstiné à saluer au début, sans savoir pourquoi ; mais il était méfiant, il ne répondait pas, et bientôt Eero renonça : à quoi bon effrayer ce gentil monsieur avec des salutations ?
     Bref, il ressentait son environnement avant tout comme un paysage saturé de figures mobiles. 
     Parfois, c’est vrai, la vie se faisait sentir. De temps en temps il y avait un cri, un individu en appelait un autre. Un avion prenait son envol en faisant clignoter ses feux. Le quartier était pourtant tout à fait tranquille. La grande avenue passait derrière les immeubles et le bruit des moteurs était inaudible. En hiver, le silence était complet, car les enfants restaient à l’intérieur. Parfois, en ouvrant la fenêtre, Eero percevait une odeur humaine. Lorsque la fenêtre du dessous était ouverte, il en montait de la chaleur, une senteur de parfum ou de soupe. Il y avait quelqu’un là-dessous. Mais pas moyen d’en savoir davantage à son propos. Derrière la cloison il y avait encore quelqu’un, et à l’étage supérieur aussi. Mais tous étaient silencieux. Eero était frappé par la relative discrétion des gens. Ils criaient rarement. En-dessous, à côté et au-dessus, personne n’avait jamais crié, jamais. Les immeubles étaient d’une taille respectable, mais Eero était tout à fait de l’avis du philosophe français Gaston Bache­lard, pour qui ce genre de constructions, si grandes qu’elles soient, ne peuvent pas être qua­lifiées d’élevées, car il leur manque une échelle verticale, l’une des choses les plus impor­tantes qui font d’un édifice un édifice. Elles manquent notamment d’une cave où rampent des rats, des serpents, des dragons et autres créatures chtoniennes issues d’abîmes psycholo­giques. Et tout autant de greniers où la proximité du ciel convoque de nobles pensées, où l’âme libre vit dans une mansarde. Les appartements sont simplement entassés les uns sur les autres. Et comme ces immeubles sont compacts et fermement accrochés au sol, ils ne dépendent pas de leur environnement et n’ont pas de lien avec le cosmos. Les tempêtes n’en font pas trembler les murs. Les rafales n’en emportent pas les toits.

Traduit de l’estonien par Vincent Dautancourt, Jean-Pierre Minaudier et Aija Sprivul