Le dernier romantique


I

    Kerill-Kerkerill fourra son bec sous l’aile, s’installa plus commodément sur le perchoir et essaya de s’endormir. Mais cette nuit, pas plus que les précédentes, le sommeil ne venait. L’âge, la lassitude et le dépit en étaient probablement la cause.
    Les temps étaient étranges et le déroutaient. Il ignorait comment s’adapter à la vie. L’existence ne lui offrait plus de grandes joies.
    Tous les malheurs avaient commencé le jour où des hommes armés étaient venus rôder autour de son domaine. La grande lumière alors s’était couchée derrière les champs et les forêts bleues, et depuis, toutes les journées étaient grises, brumeuses et vides.
    Il se rappelait d’immenses parcs clôturés de hautes murailles et de buissons épais. Personne n’aurait osé pénétrer dans son royaume, sous peine d’être poursuivi par les chiens, chassé à coups de fouet. Il pouvait alors sommeiller sur les parterres de fleurs et les ratisser de ses ergots sans que personne lui en sût mauvais gré. De temps en temps même apparaissait sur la terrasse blanche du château son bon ami Barbegrise, qui lui jetait du grain et du pain. Barbegrise était le seul des humains que Kerill-Kerkerill aimât. Des boutons brillants ornaient sa poitrine ; son col et ses manches étaient bordés d’or. Souvent, il examinait les éperons de Kerill-Kerkerill. D’une main paternelle, il les taillait, les aiguisait et, en écuyer fidèle, l’accompagnait aux grandes batailles.
    Kerill-Kerkerill, alors, bruyant et claironnant, se promenait dans tout le domaine. Grand chercheur de querelles, batailleur acharné, il éveillait en chacun la crainte et le respect profond. Il n’était pas de souverain plus puissant ni de chevalier plus hardi que lui, — lui dont les coups d’aile faisaient trembler la terre et gémir les arbres. En rentrant au parc, il laissait plus d’un des blancs-becs prolétaires, le ventre déchiré, la tête ensanglantée, étendus sous l’immensité brûlante du ciel. Barbegrise alors l’accueillait amicalement, soignait ses blessures et lui donnait à manger.
    « Klukk-klukk-krr !  » disait Kerill-Kerkerill joyeusement. Il déterrait pour Barbegrise, en signe de reconnaissance, un gros ver. Mais Barbegrise ne savait pas apprécier ce mets délicat (ce qui est un grand défaut des humains).
    Comme elles luisaient, en ce temps-là, ses plumes d’or, ses plumes rouges, vertes et jaunes ! Comme sa queue se levait fièrement, pareille à l’arc-en-ciel ! Sa crête rougeoyait, telles les flammes du firmament au crépuscule, et ses éperons étaient tranchants comme du verre brisé !
    Beaucoup de ses belles plumes étaient tombées, proie des méchants garnements, mais sa beauté était encore incomparable. Ses jambes étaient sveltes comme les sapins et ses ailes larges comme les nuages. Aucun être vivant n’avait la voix aussi belle. Le matin, lorsqu’il chantait, le ciel s’embrasait d’enchantement, les hommes se réveillaient subitement, claquant les portes d’extase, et des sons rauques s’échappaient de leurs gorges. Et les poules à son signal se levaient, sautant les unes après les autres du perchoir pour commencer la nouvelle journée.
Quels temps et quelles joies ! Mais, depuis, d’autres jours, des jours sinistres étaient arrivés. Le monde entier avait été soudain à feu et à cris, secoué de lourds pas humains. Des files de voitures, sans arrêt, allaient et venaient. Barbegrise, le vieux Barbegrise lui-même, un jour, s’était assis sur une voiture. À sa poitrine, plus de boutons brillants, à son col plus de bords dorés. En partant, sa tête tremblotait comme au bout d’une ficelle et de ses yeux de l’eau ruisselait. Les chemins l’avaient mené vers des lointains inconnus d’où plus jamais il n’était revenu.
    Sur les champs d’autrefois s’élevaient des maisons nouvelles où des étrangers vaquaient bruyamment. On avait délivré les chiens, dont il y avait une quantité innombrable. On saccageait le parc, on sciait la forêt et l’on abattait les vieilles murailles. Puis un vieux gardien était survenu, avait saisi Kerill-Kerkerill par les ailes et l’avait jeté dans son étable, sur un tas de fumier.
    Les temps changeaient, la vie devenait incertaine. À chaque tournant, de petits vauriens guettaient et faisaient voler bâtons et cailloux. Impossible d’aller nulle part sans se heurter aux hommes et aux haies ; partout des fils de fer barbelés étaient tendus. Il était difficile de se nourrir et de pourvoir aux besoins d’une famille nombreuse.
    Eh oui, pensait Kerill-Kerkerill tristement, cette famille aussi avait changé, elle s’était adaptée au temps. Il n’y avait plus de grand idéal, plus d’élans vers des champs éternellement verts, ni d’aspirations vers de libres forêts. On ne rêvait plus de vols lointains, ni de l’ardeur du soleil méridional. Tout était dominé par l’égoïsme, par le sens pratique et par l’avidité. Les mœurs et la morale s’amollissaient. Cent pattes alertes se précipitaient à la poursuite d’un insecte, se piétinaient les unes les autres, et des cris éperdus se croisaient. Les anciennes traditions, la sévère discipline n’existaient plus – tout était bouleversé comme après une grande tempête. Même l’homme, lorsqu’il apparaissait dans le hangar, la hache à la main, était accueilli avec indifférence. On allait à la mort apathiquement, comme si la vie n’avait pas la moindre valeur. Lorsque la tête tombait du tronc, on ne battait plus des ailes en agonisant, comme animé du désir d’un vol suprême, mais on étendait immédiatement ses pattes rouges vers le ciel : c’était la fin et rien de plus.
    Finies les promenades en troupe le long des haies jusqu’à l’aulnaie ; maintenant, chacun pour soi guettait sa proie, le bec avide tendu comme un perçoir. Le gésier était devenu le centre de la vie, l’unique souci était de bien le remplir.
De toutes les granges, de toutes les étables s’échappaient des gloussements affamés. Même les œufs, les poules ne les pondaient plus avec soin dans les nids pour les couver maternellement et en faire éclore des petits. Elles les laissaient choir négligemment dans les champs de pommes de terre ou sur la mousse de l’aulnaie. Les poussins, leur coque à peine brisée, étaient abandonnés au hasard, — la grêle les fouettait, les corbeaux les enlevaient, les hommes les piétinaient — personne ne s’en souciait.
    La vie s’écoulait dans une étable étroite et mal aérée, mais malheur à celui qui osait critiquer ou s’en plaindre. Aussitôt des gloussements véhéments s’élevaient et les plumes voltigeaient comme des flocons de neige.
    On était même fier de la hauteur de l’étable, de l’épaisseur de ses murs qui cachaient la lumière et garantissaient du vent, on avait du plaisir au voisinage des vaches et des moutons. La moindre protestation était considérée comme une révolte.
    De jeunes blancs-becs de coqs, dont les ailes étaient encore nues et roses, la queue sans plumes et dressée comme un balai, les éperons mous comme de la glaise, la crête blanche et petite, se donnaient des airs importants comme des généraux blanchis sous le harnais. Et les poules, au lieu de leur tourner la queue avec orgueil et mépris, couraient à leur rencontre avec des flatteries au bec et pleines de désirs coupables. Lorsque apparaissait dans la cour un godelureau, sortant de quelque étable de métayer sombre et misérable, les plumes puant le fumier, les pattes couvertes de boue, au bec la fatuité et la niaiserie, toutes les poules l’entouraient avec ardeur. On le laissait tout seul, lui, le vieux noble chevalier : c’était d’un manque d’usage inconcevable.
    Les temps avaient changé, complètement changé. On n’appréciait plus les bonnes mœurs, la beauté, ni la pureté de la race. Le héros du jour était le petit jeune coq vantard. Il fallait être brutal, mal embouché et malappris. Plus n’était besoin de belles paroles, d’esprit étincelant, de beaux gestes, d’idéal ! La bonne éducation était désormais un ridicule et un défaut. On se liait même avec des canards et des oies. Faire la connaissance d’un chien était considéré comme un grand honneur. On allait jusqu’à courir après l’homme répugnant dans l’espoir qu’une miette comestible tomberait de sa main. On ne vivait que pour l’heure présente, comme si, à chaque instant, la grande lumière allait s’éteindre et laisser place à l’éternelle et lugubre nuit.
    Dans chaque étable, sous chaque auvent chantait maintenant quelque cochet d’une voix rouillée et criarde et, chose surprenante, les poules étaient séduites par ce chant ! Même celles qui avaient grandi avec lui dans de grands parcs et de vertes prairies. Autrefois, lorsque l’amour naissait, il fallait courtiser la poule, la poursuivre comme un ouragan. Elle fuyait, tremblante, pudique et tendre, puis soudain s’arrêtait, le bec caché dans le sable, feignant de chercher du grain. Il convenait de mettre en valeur toute sa séduction et toutes les expériences ancestrales. Aujourd’hui, le premier blanc-bec venu arrive en coquetant dans la cour, lève une patte, lève l’autre, déploie paresseusement une aile ! Voilà ce qui s’appelle l’amour moderne. Une occupation charmante est devenue une brutale niaiserie, un passe-temps de gamins mal élevés, sans but supérieur ni signification profonde. C’est ainsi que sont les héros d’aujourd’hui, ressemblant aux hommes à la peau lisse.
    Quelle famille, quelle morale ! Toutes, maintenant, sur le perchoir, elles dorment, mais dès l’aube, chacune grattant au tas de fumier, elles se mettront en quête d’une proie.
    Sans consolation dans sa triste vie, Kerill-Kerkerill rêvait d’une grande et lointaine envolée vers des pays inconnus. Le vent l’emporterait comme un léger copeau par-dessus les forêts, les lacs et les vallées ! Avec les cygnes et les oies sauvages, il voyagerait vers le Sud, abandonnant, lui, les granges au plafond bas, les collines boueuses et les routes défoncées, abandonnant la troupe imbécile des poules et la génération nouvelle dont il ne pouvait ni ne voulait apprécier les efforts. Pareil à un nuage blanc, il tourbillonnerait dans l’air, ses ailes le portant toujours plus haut, toujours plus loin.
    Il croyait les connaître, ces horizons où poussent des grains d’or, où croît une herbe parfumée, où brille une éternelle clarté. Ses ancêtres, de génération en génération, les avaient célébrés, exprimant dans leurs chants tous leurs désirs, toutes leurs aspirations et tout leur désespoir. Là, ni hommes méchants, ni chiens, ni fouines sanguinaires. Là, les eaux sont basses, les champs blonds de froment ondulant et la lumière aveuglante ne s’éteint jamais.
    Mais il était solitaire, personne ne voulait s’envoler avec lui. Ka-ka-kaa ! gloussaient les poules avec mépris lorsqu’il parlait de son grand projet. Oh, ces promeneuses ailées, ces caricatures d’oiseaux engraissées, alourdies et gavées de nourriture ! Comme des pierres gelées, elles étaient attachées à la terre et cela leur semblait naturel. Elles vivaient des aumônes des hommes, se laissaient torturer et tuer. La vie, la vie, pensaient-elles, n’avait d’autre but ni d’autre sens. S’éloignant un peu de la cour, elles retournaient en panique servilement vers les hommes, pareilles aux nourrissons qui se mettent sous la protection de leur mère. Elles avaient peur de l’inconnu, peur des fourrés sombres dans les bois, peur des eaux courantes et des horizons illimités. Elles étaient habituées aux granges obscures, aux étables mal aérées, aux cours étroites, elles avaient oublié le vol des ancêtres. Elles n’avaient même pas le désir de se séparer de la terre boueuse. Le simple effort de voler jusqu’à leur perchoir leur causait de la peine et les mettait de mauvaise humeur. Elles étaient créées uniquement pour la hache et, après avoir été saignées à blanc, acceptaient d’aller finir sur la table des hommes.
    Kerill-Kerkerill connaissait la beauté de l’ivresse. Le vieux Barbegrise lui avait donné souvent du grain empoisonné. C’était amer, mais si bon à manger. Il aurait voulu toujours se nourrir de ce grain qui le faisait tomber comme dans un rêve. Tout l’univers tourbillonnait alors dans une lumière jaune. En lui se réveillaient des envies étranges et des désirs inconnus. Il avait des tentations de s’élever dans les airs, mais ses ailes étaient trop faibles. Aucun objet ne restait sur place : tout était en mouvement, tout tournait et changeait de forme. Subitement, il était pris de l’envie de chanter, mais sa voix était tellement étrange qu’il s’en effrayait. Le grain empoisonné de Barbegrise avait sur lui une influence extraordinaire. Il se sentait mal à son aise, il avait peur et pourtant, il éprouvait un sentiment de béatitude. Comme dans un songe montaient des formes changeantes, des visions. Il avait l’impression d’être fait de deux êtres : l’un volait là-haut, très haut, l’autre, n’y croyant pas, le regardait d’un air sceptique. L’un s’en allait avec les cygnes vers le Sud et l’autre ne pouvait pas bien se tenir sur ses pattes. Il chancelait et restait attaché à la terre. Mais comment décrire ce sentiment avec des mots ? Barbegrise seul l’aurait pu, peut-être, car il connaissait bien des choses étranges ; malheureusement, il ne pouvait les expliquer. Dans le grognement des hommes, il n’y a pas le moindre sens.
    — Coquerico ! fit-il au milieu du silence. Les poules, un instant, levèrent leurs têtes somnolentes, secouèrent leurs ailes et de nouveau fourrèrent leurs becs sous leurs plumes. De quelque part, au loin, l’écho apporta en réponse le coquerico enroué et grinçant d’un jeune cochet.
    Le matin était proche. À travers les fentes étroites de la porte filtrait une lumière blafarde. Dans la cour, un chien aboya. Les canards commencèrent à babiller dans le jardin. Les vaches ruminaient paresseusement, enveloppées d’une vapeur blanche. Une nuit encore venait de passer, lourde de tristesse. Dehors, un vent s’était levé qui secouait violemment les parois de l’étable. De-ci de-là, toujours plus nombreuses, arrivaient les voix de jeunes coqs. C’était laid comme si un homme avait crié.
    Une incurable tristesse était nichée dans sa poitrine. Il pressentait sa fin prochaine. À chaque aube, il attendait l’homme à la hache qui l’attraperait par la queue, lui presserait la tête sur un tronc et tout serait fini. À cette vision, un tremblement le saisit. Il se dressa et regarda la ligne épaisse des dormeuses. Non, pensa-t-il, partir d’ici, partir, le plus vite possible, vers le Sud où il n’y a ni mort ni souffrances. Partir d’ici avant que la figure rouge de l’assassin n’apparaisse sur le seuil.

II

   Subitement, il tressaillit. De la cour arrivaient des grincements de roues et des voix d’hommes. Puis des pas se rapprochèrent, la porte s’ouvrit bruyamment et le vieux surveillant jeta une poule gloussante dans l’étable. Kerill-Kerkerill leva curieusement le bec et dévisagea la nouvelle venue. Il s’ébroua de joie. C’était un oiseau noble, aux plumes blanches et luisantes, tachetées de vert et bordées de jaune, sa crête avait une couronne rouge, sa queue était haute et large, ses jambes sveltes comme des chalumeaux. Elle était encore jeunette, pudique et timide. Elle ne monta pas tout de suite sur le perchoir, mais se promena en se lamentant. Elle n’était pas habituée, semblait-il, à un logement et à une société pareils. Elle regardait avec effroi les vaches ruminantes. Le bêlement des moutons la faisait trembler. Pour sûr, elle venait de pays étrangers, de rives lointaines, elle avait grandi dans le soleil, près des champs de froment, entourée d’amour. Pour sûr, elle descendait d’ancêtres illustres, elle appartenait à une famille noble. Ses yeux rouges étaient semblables aux grains de sarrasin. Ils étincelaient dans le matin grisâtre.
    — Cloue-clou ! fit Kerill-Kerkerill pour l’encourager. Il se recula un peu et fit place, à côté de lui, à la nouvelle venue. Après bien des hésitations et beaucoup de lamentations, l’étrangère se décida à voler sur le perchoir.
    Elle s’appelait Breck-Brie. Elle avait beaucoup souffert dans la vie et beaucoup voyagé. Elle avait vécu des jours misérables, mais son père était un pur-sang de Minorque, et sa mère descendait de la race des Coucous de Malines. Aussi loin que remontaient ses souvenirs de famille, tous ses ancêtres étaient tombés dans des batailles héroïques, sauf un qui avait misérablement péri sous une voiture. Sa jeunesse, elle l’avait passé dans des jardins fleuris où l’avaient soignée des hommes incomparables. Mais un jour elle s’était égarée dans la forêt et était tombée sous la main de bohémiens vagabonds qui l’avaient vendue à une aubergiste de campagne. Alors avaient commencé ses dures journées errantes, jusqu’à ce qu’un nommé Barbe-Noire l’eût fourrée dans un sac et l’eût apportée ici.
    — Ici, la vie n’est pas gaie non plus, dit Kerill-Kerkerill. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la famille dormante des poules, sur cette troupe papotante et méchante, pour se rendre compte de notre situation misérable. Ces glousseuses sont des paysannes, bêtes, niaises et sales. Elles n’ont ni idéal ni buts élevés. Leur existence s’écoule dans cette étable. Elles ne s’intéressent qu’à leurs gosiers et à ces jeunes gamins de coqs dont vous entendez les cris rauques. Elles ne savent qu’avaler et se quereller. Leur orgueil est dans leur graisse, non pas dans leurs plumes. Leurs plus grands plaisirs sont la médisance, la coquetterie, la vantardise et la calomnie. Leurs regards n’arrivent pas à franchir le fumier de l’étable et elles s’imaginent habiter les sommets des montagnes. Tout ce qui est spirituel, tout ce qui exige un effort, elles le tournent en ridicule, car cela trouble leur quiétude. Ah ! Breck-Brie, j’espère qu’avec toi vont commencer de nouvelles journées ! Je te conduirai sur la prairie verte, je te mènerai au bord des sources murmurantes !
    Breck-Brie l’écoutait, mais ne répondit rien. Elle est encore trop timide et fatiguée, pensa Kerill-Kerkerill. Il aurait voulu lui exprimer toute sa tendresse, briller devant elle ainsi qu’une étoile filante. Il aurait voulu frapper de son bec l’aile de Breck-Brie, lui arracher des plumes. Il poussa un cri de douleur et de surprise.
    Jamais il n’avait attendu le matin avec une telle impatience. Il ne tenait plus en place, il sauta du perchoir et chanta. Quelle joie et quelle puissance dans sa voix, comme si le ciel lui-même avait grondé. Les moutons surpris, se bousculant, fuirent dans un coin.
    On ouvrit la porte de l’étable. Les poules, les unes après les autres, se précipitèrent dans la cour. Kerill-Kerkerill trottait fidèlement derrière Breck-Brie, lui cherchant du grain et des insectes. Tout ce qu’il trouvait, il le portait sous le bec de sa compagne, sans en toucher un seul brin. Il était séduit par la beauté et la jeunesse de Breck-Brie. Comme ses jolies plumes luisaient au soleil ! Kerill-Kerkerill tournoyait autour d’elle, ainsi qu’un cyclone. Il avait encore assez de jeunesse dans son âme et de force dans ses muscles. Il était encore capable de faire tourner de jeunes têtes !
    Mais la noble étrangère était discrète, voire indifférente à ses avances. Elle se liait plus volontiers avec les poules, même lorsque celles-ci la frappaient sans pitié sur la nuque. Une telle retenue plut à Kerill-Kerkerill. Elle témoignait d’une bonne éducation et de mœurs aristocratiques. Cela ne faisait qu’ajouter de l’huile sur le feu de son amour.
    Tout en picorant, ils arrivèrent dans une aulnaie, à l’abri du vent, où les insectes étaient en abondance. Même les cochons dénichaient sous les tertres des vers, que les poules voracement ingurgitaient, leurs cous allongés comme des lances. Soudain survinrent bruyamment des godelureaux des basses-cours voisines. Les poules, tout à coup, s’agitèrent. Quoique chacune fît semblant de picorer du grain, les ailes, brusquement, se contractèrent, les becs se mirent à picorer à tort et à travers, les nuques semblaient avoir perdu toute force. Pour les jeunes gens, ils chantaient à tue-tête, sautillaient niaisement, de place en place, et se précipitaient méchamment les uns sur les autres.
    Kerill-Kerkerill s’arrêta pour observer. Il était volontairement passif, encore qu’il eût envie de sauter sur les jeunes batailleurs et de les rouer de coups jusqu’au sang. Il se contraignait à demeurer coi, car il voulait voir le choix de Breck-Brie. Allait-elle courir, elle aussi, après ce menu fretin, comme toutes ces glousseuses paysannes, ou se tourner vers le pur-sang hollandais ? Pas un instant il ne douta de son choix. Quel triomphe ce serait pour lui de la voir, sans qu’il eût rien fait pour cela, tourner la queue aux autres et venir vers lui.
    Tout à coup il tressauta d’étonnement.
    Il venait d’apercevoir Breck-Brie fuyant par-dessus les tertres. Un jeune blanc-bec la poursuivait. Kerill-Kerkerill resta comme figé. Le grain lui en tomba du bec. Il se rendait compte que Breck-Brie aurait pu facilement échapper au péril si elle avait seulement un peu accéléré sa course. Mais elle masquait une grande maladresse. Elle était comme collée à la terre. Ah ! Kerill-Kerkerill connaissait cette fuite simulée, alors que le cœur n’avait qu’un désir, celui d’être rejoint au plus vite par le poursuivant ! Il connaissait ces artifices et ces aguichages, quand la force trahissait les jambes et la tête tournait comme le vent autour d’un buisson.
    C’était certain, le jeune gamin lui plaisait !
    Dans les lamentations de Breck-Brie, il y avait plus de joie et de jubilations que de colère et de tristesse causée par la déchéance. L’instant d’après, le couple se promenait amicalement côte à côte. Le jeune coq vainqueur roucoulait et piaffait. Quant à elle, elle se mit hâtivement à picorer comme si de rien n’était, en bonne petite poule, très innocente et très pure devant le ciel et devant tous les oiseaux. Elle ne levait même pas la tête, affairée subitement et sérieuse, et n’avait plus un regard pour le roucoulant jouvenceau.
    Kerill-Kerkerill laissa choir la tête. La lumière à ses yeux s’éteignit. Était-il vraiment si vieux, si laid, si méprisable ? Ses plumes étaient-elles ternies, la peau avait-elle poussé sur ses éperons, l’usure avait-elle aplati son bec ? Ses jours étaient-ils comptés déjà avant que le grand Assassin lui abattît la tête ? Pourquoi ne faisait-on plus aucun cas de lui, pourquoi courait-on après ces petits polissons qui ne méritaient même pas encore le nom de coq ? Même la noble descendante des Minorques et des Coucous-de-Malines ne lui prêtait aucune attention et se donnait au premier petit rustre venu à peine sorti de sa coquille !
    Même ce rejeton de vieille noblesse, qui ne manquait pas de bonne éducation, de goût et de compréhension, avait choisi celui-là, dont les plumes n’avaient même pas poussé. C’était un scandale inouï, grotesque ! Barbegrise lui-même, ce rusé et intelligent Barbegrise, qui avait l’air de connaître tant de choses, n’aurait pas pu comprendre cela ! Non, des temps nouveaux étaient venus, des temps tout à fait nouveaux. Ces temps, il ne les comprenait pas. Plus il y réfléchissait, moins il saisissait. Il n’y voyait que brutalité, mauvaise éducation et relâchement. On ne faisait plus attention à rien, on ne réfléchissait plus à rien. La tête en feu, on se précipitait droit devant soi, où que conduisît le chemin. Cette époque, décidément, il la méprisait.
    La colère et la bile s’échauffèrent en lui. Il ne pouvait plus souffrir Breck-Brie, qui ne se distinguait en rien des autres, qui était aussi abjecte que ses compagnes. Sans doute, les belles histoires qu’elle avait racontées n’étaient que de purs mensonges. Elle avait sûrement grandi, comme les autres poules, dans quelque étable puante de métayer, en compagnie de moutons, de vaches et de cochons. Elle était ignorante comme les autres, dépravée et déchue par l’époque. Elle pondait sûrement aussi ses œufs entre les sillons et sur la mousse de l’aulnaie, sans songer jamais aux devoirs maternels. Les belles plumes ne revêtaient que de la bêtise, de la niaiserie et de bas instincts. Derrière les belles plumes se dissimulaient un cœur vide et une tête éventée.
    Il ne trouvait plus de repos.
    Il picorait par-ci par-là, mais toujours et toujours il se trouvait près de Breck-Brie. Il en était outré, car il ne voulait plus rien avoir à faire avec cette volatile immonde, coquette, ignare, déchue.
    Il était et demeurait le grand solitaire, incompréhensible aux oiselles. Il était le dernier témoin de la grandeur des temps passés. Avec lui disparaîtraient la beauté et l’idéal romantiques. Qui donc se griserait encore des nuages du soir lorsque le ciel à l’agonie flambe, ou du murmure des feuilles sous la brise légère, ou de l’ardeur du soleil quand pas une feuille ne tremble, pas un duvet ne vole et que les champs de froment jaune grillent sous la chaleur torride ? Qui donc passerait ses nuits à chanter à la lune ou à courir à travers les champs couverts de neige sans savoir où ni pourquoi ?
    Qui donc bondirait avec le vent et jubilerait avec les oiseaux chanteurs, parce qu’il est jeune, parce qu’il est ivre et qu’il ne peut pas faire autrement ? Qui donc rêverait encore d’un vol impétueux vers le Sud ? Lui seul, Kerill-Kerkerill, et personne d’autre !… Personne d’autre ! Tous les autres célèbrent l’obscurité de l’étable et vivent pour leur gésier.
    Il se sentait seul, indiciblement seul.
    Il s’enfonça plus profondément dans la forêt. Les arbres bruissaient d’une façon sinistre. Le soleil se couchait au-dessus des hautes cimes. La rivière murmurait en bondissant par-dessus les cailloux. Puis il rentra dans l’aulnaie sans avoir trouvé la poule. Il commençait à faire sombre. Le soleil se couchait derrière les forêts bleues. En sifflant le vent s’éleva. Les nuages étaient dispersés comme des tissus transparents à travers lesquels on voyait bleuir le ciel terne du soir. De la route arrivait le bruit inquiet de roues cahotantes. Les poules, en gloussant, s’en retournèrent vers la maison. Les jambes chancelaient sous le poids des gésiers remplis. Avec des soupirs, l’une après l’autre, paresseusement, elles sautèrent sur le perchoir.
    Il advint que Breck-Brie se trouva à côté de Kerill-Kerkerill.
    — Kloug-klouk ! fit la poule somnolente.
    — La journée s’est-elle bien passée ? demanda Kerill-Kerkerill.
    — Bien, répondit Breck-Brie joyeuse, recroquevillant ses ailes voluptueusement. Bien, répéta-t-elle, les yeux à demi fermés déjà, comme dans un rêve.
    « Partir d’ici », se dit Kerill-Kerkerill.
    En lui se réveilla l’inquiétude des ancêtres et la nostalgie des espaces illimités. Il étouffait dans cette étable. Jamais encore il n’en avait ressenti à ce degré l’étroitesse, l’obscurité et le manque d’air. Il lui semblait même qu’il n’avait pas de place pour étirer ses ailes.
    En fermant les yeux, il apercevait clairement, en bas, dans la profondeur, des rivières ondulantes et des lacs étincelants. Il entendait murmurer les forêts. Les chaussées en rubans clairs, de tous côtés, s’étendaient, montant et descendant les collines. Les vents bruissaient autour de lui, les nuages le poursuivaient. Il volait plus loin, toujours plus loin, se grisant du battement de ses puissantes ailes.
    Puis il ouvrit les yeux.
    Il cria de frayeur : il faisait sombre, il faisait étroit, les perchoirs étaient peuplés d’oiseaux inquiets qui se querellaient et se battaient pour les places.
    Des plumes voltigeaient.

III

    Le jour où devait avoir lieu le départ vers le sud de Kerill-Kerkerill, beaucoup de curieux, venus de près et de loin, s’étaient rassemblés dans l’aulnaie.
    Dieu sait qui les avait informés de cet événement, mais tous ceux qui avaient le moindre loisir étaient sur place. La nouvelle foudroyante et inouïe volait de bouche en bouche et sans cesse de nouveaux curieux accouraient en s’essoufflant, de peur d’arriver en retard. Tous les sentiers grouillaient de pattes pressées. Des plumes arrachées volaient et des cris remplissaient les airs. Des troupes de poules caquetaient. Les coqs chantaient, les canards barbotaient, les oies jacassaient, les dindons étiraient leurs cous rouges, ne perdant pas un instant le ciel du regard. On était venu seul ou en compagnie. Des familles entières se promenaient, l’air important. Le nom de Kerill-Kerkerill était sur tous les becs.
    Robi, le basset du meunier, était aussi sur le lieu de rassemblement.
    — Il vole, il vole ! s’écriaient les dindons impatients.
    — Ah ! ce n’est qu’un nuage ! faisaient les oies déçues.
    — Trop tôt pour le vol, ne pas s’exciter ! remarquaient les poules avec des airs entendus.
    Ardemment, on discutait les possibilités du vol et chacun cherchait à faire valoir son opinion. En une nuit, Kerill-Kerkerill était devenu un héros. Il était regardé, il était admiré, il était désiré, son amitié recherchée.
    Quand il apparut tout à coup, cent becs se levèrent comme sur un ordre. Chacun considérait comme un très grand honneur d’être près de lui, d’échanger avec lui quelques gloussements, même insignifiants. Il était donc un grand personnage qu’on regardait avec des yeux énamourés.
    Breck-Brie elle-même se faisait un doux devoir de causer avec lui, de glousser, de battre des ailes ; elle allait jusqu’à lui chercher des insectes pour mieux lui témoigner sa sympathie et son amour.
    Elle pondit son premier œuf et son caquetage et ses cris n’en finirent pas. Toute la contrée devait être au courant de cet exploit héroïque. Elle considérait à présent avec mépris les petits jeunes coqs, les trouvant tout à coup vilains et niais. Où donc avait-elle eu les yeux pour n’avoir pas remarqué le noble, le puissant, le fier Kerill-Kerkerill ? Elle avait sans doute été ensorcelée ou aveuglée ! Elle ! prendre du plaisir au commerce d’un insignifiant gamin ! Elle avait négligé de regarder Kerill-Kerkerill ! Il s’agissait aujourd’hui de réparer les fautes commises, de lui donner son amour !
    Tout le poulailler du surveillant était devenu célèbre. Les poules avaient fort à faire pour satisfaire les innombrables curieux.
    De quelle famille est issu Kerill-Kerkerill ? Que boit-il ? Combien de temps dort-il ? Qui aime-t-il ? Quels sont les noms de la dernière et de l’avant-dernière élue qu’il a honorées de ses faveurs ?
    Et les poules du surveillant, fières de leur importance, répondaient discrètement aux questions, car elles se sentaient, avec Kerill-Kerkerill, indiciblement célèbres !
    Il y en avait aussi qui mettaient en doute la réussite de l’entreprise. Elles caquetaient ouvertement que Kerill-Kerkerill était soit un vulgaire imposteur soit un dément sénile. Avait-on jamais vu un coq qui pût voler ? Les jeunes cochets, particulièrement, le moquaient, ricanaient et se promenaient en faisant de l’agitation.
    — Pourquoi la vache Moullik ne s’envolerait-elle pas vers le Sud ? Elle aussi a une queue et des cornes !
    Les oies approuvaient énergiquement les polissons. Elles estimaient que voler était une grande bêtise, en même temps qu’un péché contre l’éthique des oiseaux, les ailes n’étant pas faites pour voler, mais pour parer et pour plaire.
    Bientôt, les disputeurs furent divisés en deux camps ennemis : les uns injuriaient Kerill-Kerkerill et le traitaient d’imposteur, les autres l’enviaient. Le seul qui restât impartial était Robi, le chien du meunier. Déjà des querelles s’élevaient, les plumes volaient, les éperons scintillaient sous les gorges adverses, une formidable huée montait dans l’air. Les plus timides se tenaient à l’écart, on envoya les poussins se cacher dans des buissons. Les canards sautèrent sur des pierres pour mieux admirer la bagarre. Plus d’une crête déjà était ensanglantée, plus d’un combattant s’éloignait en boitant du champ de bataille. Les oisons piétinés poussaient des cris sauvages.
    Leurs parents, pour les défendre, entrèrent dans la mêlée générale.
    Soudain, quelqu’un s’écria :
    — Il arrive, il arrive, Kerill-Kerkerill arrive !
    — Cocoricoo, claironnaient, moqueurs, les jeunes coqs.
    — Silence, silence ! criait-on de toutes parts.
    Les combattants abandonnèrent le terrain. Les blessés arrangèrent leurs plumes. Tous les cous se tendirent vers Kerill-Kerkerill.
    Kerill-Kerkerill descendait lentement la colline vers l’aulnaie. Sa crête était pâle, ses jambes titubaient comme celles d’un ivrogne.
    En apercevant la grande troupe des oiseaux, il fut saisi d’effroi. Jamais encore il ne s’était élevé pour un long vol, sauf une fois, dans sa jeunesse, où, poursuivi par un chien, pris de panique, il avait traversé un carré de choux. Il se rappelait encore nettement combien ses ailes avaient été douloureuses plusieurs jours après. Qu’adviendrait-il si son vol superbe ne réussissait pas, si, à peine dans l’air, il était obligé d’atterrir ? Quelle joie et quel triomphe dans le camp ennemi !
    Il aurait bien voulu renoncer à sa fière entreprise, mais c’était trop tard.
    Il avait soufflé la date de son départ à Breck-Brie en lui faisant ses adieux. Cette ignoble potinière, naturellement, n’avait pas pu tenir sa langue. Pour jouer un rôle sensationnel, elle avait évidemment couru de poulailler en poulailler, caquetant à tout le monde l’importante nouvelle. Non, il devait voler à tout prix. Impossible de se dérober.
    Il fallait qu’il franchisse au moins un demi-kilomètre, quelques dizaines de toises, au moins ce bosquet d’arbres, pour disparaître aux yeux des curieux. Derrière ce bosquet, il pourrait atterrir tranquillement, y passer quelques jours, puis rentrer à la maison et vanter à tout le monde la beauté des pays parcourus. Il parlerait des fleuves aperçus du haut de son vol, du soleil tout proche, des forêts sombres dans les vallées, des étoiles qu’il picorait dans le ciel comme du grain.
    Qu’il atteigne seulement l’autre côté du bouquet d’arbres et il consentirait même à disparaître pour toujours ou, au besoin, à faire la route à pied vers le Sud.
    Il commençait à douter lui-même de l’existence de ces lointains pays. N’était-ce qu’une illusion ? Peut-être ces polissons avaient-ils raison ? Peut-être n’y avait-il rien en dehors de la basse-cour. Le poulailler était-il le centre de l’univers ? Et si derrière ce bois finissaient les champs et les prairies ? Qui sait si, avec l’âge, il n’était pas devenu imbécile, maniaque, si ses rêves et ses propos n’étaient pas que sottises ?
    À l’arrivée de Kerill-Kerkerill dans l’aulnaie, un cri d’enthousiasme s’éleva du rang des poules. Sur les becs des jeunes coqs, les sourires sceptiques s’effacèrent. La sympathie générale semblait pencher de son côté.
    Il s’arrêta, regarda dédaigneusement la troupe des volatiles et se mit en quête d’un endroit propice pour prendre son envol. Il montait sur un tertre, puis sur un autre, mais aucun ne lui convenait. L’attention des spectateurs était tendue au plus haut degré. Les plus nerveux ne tenaient pas en place, ils caquetaient et tournoyaient comme des forcenés.
    — Silence, silence ! criait-on avec irritation.
    — Taisez-vous, polissons ! dit Breck-Brie avec autorité.
    — Pourquoi le héros ne vole-t-il pas ? criait-on des derniers rangs. Pourquoi piétine-t-il sur place au lieu de voler ?
    Même Robi agitait impatiemment la queue : peu lui importait l’issue de tout cela, mais de si longs préparatifs ne lui plaisaient point. C’était une fourberie capable de troubler le sang-froid de l’animal le plus placide. Puisqu’il avait une représentation, il fallait qu’elle soit complète et suive le programme exact ! Tout retard, toute hésitation étaient superflus.
    Kerill-Kerkerill, enfin, se décida à monter sur une branche un peu haute pour y prendre son vol. Il tourna longtemps, cherchant le rameau propice. Le mécontentement dans les rangs des spectateurs augmentait.
    — Eh bien, ça y est ? s’écria une oie nerveuse.
    — Fourbe, blagueur ! lança un des gamins.
    Mais au même instant, Kerill-Kerkerill s’envola jusqu’au sommet d’un pin. Quels lointains insoupçonnés s’ouvraient à ses regards ! Les cimes des sapins se balançaient en sifflant. Des champs bleuissaient dans le soleil jusqu’à la chute de la coupole céleste en formant des monts et des vallées. Des chemins et des routes s’entrecroisaient, ourlant les prairies de bordures jaunes.
    Il regarda au-dessous de lui. La tête lui tourna.
    La foule des oiseaux, en bas, lui paraissait si petite et si drôle, semblable à un tas d’insectes remuants.
    — Cocorico ! chanta-t-il d’une voix puissante.
    — Vas-y ! vas-y ! hurlaient les voix d’en bas.
    Il n’en a pas la force, il est fatigué ! sifflaient les jeunes coqs.
    Kerill-Kerkerill déploya les ailes et s’éleva dans l’air. Mais à peine avait-il fait quelques battements qu’il commença à descendre. La terre l’attirait irrésistiblement. Il s’agitait, il rassemblait toutes ses forces pour se maintenir, mais ses ailes ne le portaient pas. Elles étaient faibles et menues. Semblable à une pierre, il chut de tout son poids. Il tomba dans un buisson dont les épines lui arrachèrent des plumes. Essoufflé, il resta étendu. Il se fit autour de lui un silence impressionnant. Cela ne dura qu’un instant et fut suivi aussitôt d’un chahut indescriptible :
    — Menteur, criaient les oies.
    — Vantard ! jubilaient les coqs.
    — Ka-ka-kae ! ricanaient les poules.
    — Vas-y ! vas-y ! gueulaient les canards. Les moineaux les plus misérables volent, les grosses corneilles partent dans l’air ainsi que des flèches ; pourquoi ne peux-tu pas faire comme eux, grand blagueur ?
    — Son gésier est plein de cailloux ! se gaussaient les dindes.
Et ce fut un vacarme inouï, une pluie d’injures. Robi lui-même se mit à aboyer avec véhémence.
    — À bas le vantard ! glapissaient les poules en chœur.
Les yeux de Breck-Brie étaient rouges de fureur. La méchanceté hérissait ses plumes. Elle jeta un coup d’œil méprisant vers le buisson où gisait Kerill-Kerkerill :
    — Tu ne peux même pas voler plus haut que ta queue ! fit-elle. Espèce de serin !
    Kerill-Kerkerill se leva. De ses oreillons blessés, le sang s’égouttait. Une aile s’était brisée pendant la chute. Sa queue était hérissée et à moitié déplumée, comme sortie de la mâchoire d’un chien. Rempli de honte, d’amertume et de désespoir, il fit un nouvel effort. Il bondissait, battait des ailes, se bandait, mais restait attaché au sol comme un arbre enraciné. Il ne pouvait même pas atteindre la branche la plus basse. La force s’était évanouie, ses ailes se traînaient à terre. Des tourbillons de poussière s’élevaient autour de lui. Il tournait comme une toupie, la tête plantée au sol.
    — Fini, tout est fini, soupira-t-il.
    Tout autour de lui glapissaient coqs et poules. Les oies criaient leur réprobation. Pas une âme ne compatissait à son malheur. Le soleil se cacha derrière les nuages. Le vent sifflait dans les buissons.
    Fières et dignes, les oies s’en furent. Robi trotta derrière elles, flegmatique et déçu.
    — À bas cette espèce de coq ! criaient des voix alentour.
    — Vaniteux ! Imbécile !
    — Assez de cette comédie !
    — À bas le vantard !

IV

    Kerill-Kerkerill leva ses yeux ensanglantés.
    — Qui est celui qui m’appelle vantard ?
    — C’est moi ! répondit Kourlouck, le coq du colon de Looga.
    C’était un vulgaire rustre aux plumes grises tachetées, crête basse et brunâtre dont la gelée avait noirci les dentelures. Il passait sa vie en d’incessants combats avec d’autres coqs de colons, si bien que ses blessures n’avaient pas le temps de se cicatriser. De ses oreillons et de sa crête, le sang s’égouttait comme la sève d’un bouleau. Ce n’était pas sa première rencontre avec Kerill-Kerkerill, avec qui il avait eu plusieurs fois maille à partir, et toujours il s’était retiré en vaincu. Il était trop massif et trop lourd pour le combat, mais devant l’état lamentable de son adversaire, il crut le moment propice pour la revanche.
    Évidemment, il ne restait à Kerill-Kerkerill pas autre chose à faire qu’à se précipiter sur l’insulteur, la poitrine en avant. Méprisé et moqué par tout le monde, il était forcé désormais de battre chacun pour ne pas être battu lui-même. Ses nombreux ennemis avaient assez souffert de son orgueil et de sa fantaisie. Enfin, le moment était venu où chacun pouvait lui revaloir son amertume. Même les petits jeunes coqs aiguisaient leurs becs d’un air provocateur et les poules étaient prêtes à se ruer sur lui.
    Les champs de froment d’or dans les pays du Sud, il ne les verrait jamais, et le voilà réduit à se battre pour vivre dans le poulailler ! Pour cette vie triste et misérable, pour un coin dans la sombre étable, il fallait entrer en lutte !
    Pendant toute sa vie, il n’avait fait que la dédaigner, cette étable, et maintenant, par la force, il lui fallait y assurer sa place ! Perdre ou reculer serait plus amer que la mort : même un poussin à peine éclos aurait alors le droit de se précipiter sur lui Il connaissait trop bien cette caqueteuse engeance au milieu de laquelle on ne pouvait vivre que si l’on était fort et hardi. Si par malheur on était vaincu, la dernière des poules s’arrogeait le droit de vous tomber dessus.
    Oh ! comme il aurait voulu la quitter, cette race caqueteuse. Oh ! comme il aurait voulu se trouver près d’un ruisseau murmurant et, les yeux cachés dans le sable, amèrement pleurer sa misère et son impuissance. Il se serait lamenté sur ses rêves évanouis, il se serait entraîné chaque jour à voler, se forgeant l’illusion que le moment viendrait où ses puissantes ailes l’emporteraient dans les airs. Mais il lui fallait se battre. Il était forcé de se battre pour défendre cette petite place sur le perchoir, dans l’étable du surveillant, qui jusqu’alors lui avait appartenu.
    Quoique fatigué et blessé par sa chute, il n’avait pas le loisir de s’apprêter. Ses plumes ne tenaient plus à la chair, tous ses muscles étaient fourbus, une de ses ailes était brisée. Il se sentait comme s’il avait passé sur une râpe. Mais ne rencontrant dans toute la troupe des volatiles qu’hostilité et mépris, il savait qu’il n’avait nulle pitié à espérer.
    — Mais qu’attend donc Kourlouck ? disaient avec impatience les poules.
    — Attaque ! cria Breck-Brie.
    — Kerill-Kerkerill est lâche, il a peur ! fit Kourlouck.
    Les poules et les coqs, soudain, formèrent un cercle épais autour des deux adversaires. Tous attendaient anxieusement le commencement de la bataille. Kourlouck, bruyamment, allait et venait sans oser attaquer le premier.
    Tout à coup, Kerill-Kerkerill bondit par derrière sur le dos de son rival et lui donna de toutes ses forces un coup de bec sur la nuque. Kourlouck poussa un cri, tourna brusquement et sauta en l’air, les éperons en garde.
    — Ça commence ! Ça commence ! jubilaient les poules.
    — À bas le hâbleur ! hurlaient les petits coqs.
    — À bas cet animal ! criaient les canards.
    Toute la basse-cour était hors d’elle. Les yeux étincelaient, les cous se tendaient. Les oies qui s’en allaient, entendant de nouveaux cris, revinrent. Tout le monde voulait voir tomber Kerill-Kerkerill le détesté qui avec morgue avait annoncé son départ vers le Sud. Tout le monde voulait le voir ensanglanté, les ailes déployées, inertes, le sang chaud coulant de son bec.
    Une lutte acharnée commença.
    Dès les premiers coups, Kerill-Kerkerill se rendit compte qu’il avait peu de chances de vaincre. Il ne lui était même pas possible d’atteindre le cou de son adversaire lorsque celui-ci l’assaillait de toutes ses forces. Son aile brisée pendait, ouverte, et le faisait cruellement souffrir. Au lieu de songer à attaquer, tout ce qui lui restait à faire, c’était d’éviter les coups de son adversaire en sautant de côté. Il chercha à fatiguer son rival pour arriver enfin à lui déchirer la gorge et les yeux d’un coup habile.
    Kourlouck non plus ne se pressait pas, malgré les cris d’encouragement. Il connaissait son cœur hypertrophié : il se fatiguait facilement. En outre, il espérait davantage de son bec que de ses éperons infirmes. Sa tactique consistait à faire des bonds calculés pour retomber de tout son poids sur Kerill-Kerkerill. Pas un instant il ne perdait de vue la tête de son adversaire, cherchant à y porter des coups.
    Déjà la crête de Kerill-Kerkerill saignait. Le sang jaillissait en éclaboussures, comme la boue sous les roues. Les plumes blanches des poules les plus proches se maculaient de rosettes rouges. Des cris d’enthousiasme s’échappaient de tous les becs.
    — Vas-y ! Vas-y ! criaient les oiseaux.
    — Sur la tête ! Tape directement sur la tête ! clamait Breck-Brie, tournoyant comme une toupie.
    — Finis-en au plus vite avec ce blagueur ! hurlaient les oies.
    Kourlouck, ivre de son succès, promena son regard alentour et chanta. Il était certain de la victoire, car son rival, trop fatigué et affaibli, ne pouvait lui opposer de sérieuse résistance.
    Mais Kerill-Kerkerill, profitant de l’inattention de Kourlouck, l’atteignit d’un coup de bec en plein dans l’œil. Quelque chose de tiède, de liquide et de répugnant lui resta dans la bouche. Kourlouck, en reculant, poussa un cri. Il tournoya, surpris subitement de ne rien voir d’un côté. Dans la chaleur de la bataille, il ne sentait même pas la douleur, mais il ne pouvait pas comprendre pourquoi, tout à coup, la lumière s’était éteinte à gauche. Il titubait, cherchant ce qu’il avait perdu.
    Kerill-Kerkerill, d’un élan, se rua sur lui et lui martela la tête. Mais, excité et grisé également, il tomba sous l’éperon aussi tranchant que du verre de son rival, qui lui fit à la gorge une large et profonde blessure. Comme fauché, il s’affaissa.
Pendant quelques instants, les deux adversaires restèrent sur place, immobiles.
    — Vas-y ! Vas-y ! criaient les poules.
    — Kourlouck, es-tu vaincu ? ricanaient les cochets.
    — Kerill-Kerkerill, ta fière tête ne se relève-t-elle plus ? sifflaient les canards.
    Les combattants se relevèrent lentement, s’approchèrent l’un de l’autre et s’arrêtèrent. Tous deux saignaient abondamment et respiraient avec peine. Kourlouck prit son élan, mais, sans force, retomba. Kerill-Kerkerill le frappa sur la tête et la nuque. Ses coups, amortis par la faiblesse, ne portaient plus juste. De nouveau, ils s’arrêtèrent face à face, pleins de rage, de mépris et d’impuissance. Les cous ne soutenaient plus les têtes lourdes et sanglantes qui pendaient, inertes.
    Kourlouck ne tenait plus sur ses pattes, il tombait, se relevait pour retomber encore. Le sang qui s’égouttait de ses plaies arrosait le gazon. Étonné, il ne comprenait pas ce qui se passait.
    Kerill-Kerkerill releva un instant sa tête et considéra la foule des oiseaux. Les poules tremblaient d’émotion. Avidement, les oies happaient l’air. Chacun suivait avec la plus grande anxiété les phases de la bataille. Kerill-Kerkerill crut remarquer que dans la foule, pour le moment, il n’avait ni amis ni ennemis. Ce n’étaient que des bêtes enivrées de sang, désirant uniquement le combat, quel qu’en fût le vainqueur.
    — Continue ! haletaient les poules.
    — Continue, continue ! trépignaient, comme dans un rêve, les jeunes coqs.
    Les rivaux se considérèrent un moment et recommencèrent.
    Ne calculant plus, ne réfléchissant plus, ils sautillaient, frappant au hasard. Saignés à blanc, ramassant leurs dernières forces, ils se traînaient à terre, tout pantelants, les ailes pendantes. Ce n’était plus une lutte, mais les suprêmes convulsions d’agonisants.
    Sans mouvement, ils restèrent étendus. Kerill-Kerkerill se leva le premier. Chancelant, il s’approcha de son adversaire et, d’un dernier effort, le frappa. Kourlouck ne bougeait plus. Son bec sanguinolent s’ouvrit pour une dernière aspiration, puis il s’effondra.
    — Cocoricoo ! hurla Kerill-Kerkerill victorieusement.
    La basse-cour sortit de sa torpeur.
    — Vive Kerill-Kerkerill ! crièrent les oies.
    — Vive le grand vainqueur, vive le plus fort des oiseaux ! entonnèrent les poules.
    — Kourlouck, ce méprisable et impuissant vantard, est mort. Vive Kerill-Kerkerill !
    — Laissez passer le héros.
    Breck-Brie, en hâte, se glissa vers le vainqueur et le caressa tendrement de son bec. Remplie de joie et d’orgueil, elle considéra le coq ensanglanté et lui dit :
    — Tu es grand, tu es puissant, Kerill-Kerkerill.
    Kerill-Kerkerill n’entendait plus ni les louanges ni les flatteries. Il essaya de faire quelques pas, mais s’abattit. Un poids inexplicable l’attirait vers le sol. Dans ses oreilles bourdonnaient des sons étranges. Le soleil se ternit et devint rouge comme un disque d’étain en fusion.
    Les nuages blancs devinrent sombres, telles les prairies nocturnes.
    Il essaya de se lever, mais en vain. Sa respiration se mua en un râle pénible. Soudain, il se fit autour de lui une obscurité étrange. Une nuit noire descendit.
    Puis le ciel s’éclaircit et, comme à travers un rêve, il se vit volant vers le Sud. Autour de lui, le ciel immense était plein de lumière.

Traduit de l’estonien par Nora Raudsepp