Le Goulag dans les fictions de Jaan Kross

S’intéresser au thème du Goulag dans les œuvres de fiction de Jaan Kross revient à étudier un paradoxe. On sait en effet, comme l’a montré notamment Marek Tamm (2008), que l’œuvre en prose de Jaan Kross constitue une entreprise méthodique de fictionnalisation de l’histoire de l’Estonie et des Estoniens. On sait aussi que, pour la période récente (des années 1930 à nos jours), cette mise en fiction s’appuie très largement sur les souvenirs personnels de l’auteur. On sait enfin que Jaan Kross a passé plusieurs années au Goulag, de 1947 à 1951, avant d’être envoyé en résidence forcée en Sibérie jusqu’en 1954. Or, force est de constater qu’il n’a guère utilisé cette expérience pour nourrir ses œuvres de fiction : on ne trouve dans ses romans et ses nouvelles qu’un nombre assez limité de scènes ou d’épisodes se déroulant au Goulag ou ayant un rapport direct avec celui-ci. Un inventaire probablement exhaustif ne révèle des évocations du Goulag que dans quatre nouvelles et un roman, et ces passages sont souvent assez brefs. Voici la liste des œuvres concernées, avec pour chacune d’elles l’indication du nombre de pages évoquant le Goulag (55 pages au total).

1. Nouvelle « Tuhatoos » [Le cendrier] (1988) – 11 pages sur 23.
2. Nouvelle « Motacilla » [Motacilla] (1988) – 4 pages sur 12.
3. Roman Väljakaevamised [Exhumations] (1990) – 13 pages sur 190.
4. Nouvelle « Halleluuja » [Alléluia] (1990) – 5 pages sur 21.
5. Nouvelle « Vürst » [Le prince] (1994) – 22 pages sur 42.

Il est intéressant de constater que Jaan Kross a en revanche largement illustré la période qui a précédé son envoi au Goulag, à savoir le début des années quarante, avec les deux occupations de l’Estonie, évoquées notamment dans le recueil de nouvelles Silmade avamise päev [Le jour de l’ouverture des yeux] (1989) et le roman Paigallend [Le vol immobile] (1998). Il a décrit également la période qui a suivi son retour du Goulag – les années cinquante et le retour des déportés – dans son roman Väljakaevamised [Exhumations] (1990). Le Goulag semble donc inscrit en creux dans son œuvre, comme une zone sombre entre deux régions bien éclairées.

Il m’est difficile de fournir une explication de ce relatif silence krossien sur le Goulag. Il est malheureusement trop tard pour lui poser la question (certains la lui ont peut-être déjà posée, mais je n’ai pas connaissance de la réponse, si réponse il y a eu), et l’on ne peut faire à ce sujet que des hypothèses invérifiables. Rein Veidemann voit par exemple la raison principale du silence de Jaan Kross et de son retard à écrire ses mémoires dans la volonté d’oublier (Veidemann 2002, p. 382). Mais cette explication me laisse un peu perplexe dans le cas d’un auteur comme Jaan Kross, dont toute l’œuvre depuis le milieu des années quatre-vingt est justement centrée sur la remémoration, et notamment la remémoration d’une expérience historique tragique. Parmi les autres explications naïves possibles, on peut imaginer que les camps soviétiques lui apparaissaient comme un sujet déjà abondamment exploré par de nombreux auteurs, sur lequel il n’aurait pas grand-chose de nouveau à apporter. Ou peut-être considérait-il que le Goulag relevait davantage de l’histoire de l’Union soviétique que de celle de l’Estonie et que, de ce fait, une description détaillée des camps n’éclairerait pas particulièrement l’histoire de l’Estonie, même s’ils font évidemment partie de l’histoire personnelle de nombreux Estoniens.

Certes, Kross parle du Goulag plus longuement dans le premier volume de ses mémoires, Kallid kaasteelised [Chers compagnons de voyage] (2003). Et le mode d’écriture de ses mémoires est étrangement similaire à celui de ses œuvres de fiction : on y trouve une incontestable scénarisation, des notations de détail plutôt caractéristiques d’une œuvre fictionnelle, des dialogues, etc. De même, ses fictions se rapprochent souvent de textes mémoriels en mimant le processus de remémoration et ses incertitudes caractéristiques. Ses mémoires sont enfin marquées par un paradoxe supplémentaire qui réside dans une certaine inversion des statuts entre récit mémoriel et récit fictionnel : en effet, pour écrire ses souvenirs, Kross utilise comme source ses œuvres de fiction publiées précédemment, dans lesquelles il va vérifier certains détails, et qu’il cite abondamment, à la façon d’un historien citant des sources d’archive. La plupart des passages consacrés au Goulag dans ses fictions sont ainsi longuement cités dans les chapitres correspondants de ses mémoires.

En dépit de ce brouillage des frontières entre mémoire et fiction, de l’apparence mémorielle des fictions et de l’apparence fictionnelle des mémoires, je n’ai pas retenu dans mon corpus le premier volume de ses mémoires. En effet, le présent travail sur Jaan Kross s’inscrit dans une série d’études sur le Goulag dans la littérature de fiction estonienne, et ce qui m’intéresse avant tout, c’est le choix de la fiction pour relater une expérience mémorielle traumatique dont on peut penser qu’elle impose un devoir de vérité. Ce choix de l’auteur entre fiction et mémoire est révélé en tout premier lieu par la catégorisation générique qu’il établit lui-même en décidant de qualifier certains textes de « nouvelles » ou « romans », et d’autres de « mémoires ». On ne peut pas ignorer cette classification, car elle révèle nécessairement quelque chose sur la nature des textes et notamment sur l’attitude de l’auteur à l’égard du matériau mémoriel, et ce malgré l’incertitude des frontières et l’existence de similitudes objectives dans les modes de narration.

Compte tenu de la faible présence du Goulag dans les fictions de Jaan Kross, l’étude de ce thème s’apparente un peu à défi impossible. Je me suis tout de même penché sur ces quelques fragments de textes pour essayer de caractériser l’image que Kross donne du Goulag et l’utilisation narrative qu’il en fait. Avant de tenter quelques analyses et quelques généralisations, je commencerai par une rapide description des passages concernés.

La nouvelle « Tuhatoos » [Le cendrier] relate l’arrivée au Goulag de Peeter Mirk, l’un des alter ego de Kross, personnage que l’on retrouve dans plusieurs de ses romans et nouvelles et qui est notamment le narrateur principal de tous les textes évoquant le Goulag. On le voit ici bénéficier de deux coïncidences extraordinaires. Installé pour sa première nuit au dispensaire du camp (grâce à la compréhension du chef qui l’a accueilli), il y fait la connaissance d’un médecin lituanien. Lorsque celui-ci découvre que Peeter Mirk a eu l’occasion de rencontrer l’un de ses amis en Lituanie, il lui indique un moyen d’échapper au dur travail à la mine qui l’attend : il s’agit de se faire recruter au bureau d’études, dirigé par un Estonien. Le médecin organise aussitôt une rencontre, mais les choses semblent mal engagées : Peeter Mirk n’a aucune compétence dans le domaine technique, et le directeur du bureau se révèle être un Estonien de Russie, qui n’a pas de raison particulière de se sentir solidaire avec un ressortissant de l’Estonie bourgeoise. C’est là qu’intervient la seconde coïncidence : il apparaît que le directeur a travaillé quelque temps à Tallinn dans les années vingt et a été un collègue et un ami du père de Peeter Mirk. Il accepte donc de recruter ce dernier. 

Dans la nouvelle « Motacilla », nous retrouvons Peeter Mirk sur sa paillasse, au petit matin. Alors que ses compagnons de baraque dorment encore, il a décidé de se concentrer pour « faire apparaître » par la force de sa pensée la femme qu’il aime. Il passe en revue ses souvenirs pour choisir le visage de sa bien-aimée sur lequel il va se concentrer. Mais son effort est interrompu par une envie de faire pipi. Il se lève et va aux toilettes situées à l’extérieur. En revenant, il s’arrête au coin de la baraque et se concentre. Sa bien-aimée « arrive » alors sous la forme d’un petit oiseau, une bergeronnette (Motacillaen latin) qui le regarde un instant, puis s’envole.

Le roman Väljakaevamised, dont l’action se situe à Tallinn en 1954, après le retour de Peeter Mirk en Estonie, contient quatre évocations rétrospectives du Goulag.

1) Le premier jour de travail de Peeter Mirk dans une carrière de calcaire (pp. 49-50 : longueur 1,5 p.). Après l’avoir regardé travailler un moment, le chef de brigade lui montre comment charger les blocs de pierre dans le wagonnet de façon à mettre moins de pierres tout en donnant l’impression qu’il est plein, afin de remplir plus facilement la norme de production. Il lui explique que c’est ainsi qu’il faut travailler en Union soviétique et que cela s’appelle la toufta.

2) L’évasion ratée de deux détenus hongrois, racontée par Elmar, un ami de Peeter Mirk (pp. 62-69, longueur : 7 pages). Les Hongrois, Béla et László, ont creusé sous le plancher de la baraque un tunnel qui conduit à l’extérieur du camp. Ils proposent à Elmar de partir avec eux, mais celui-ci refuse. Les fugitifs sont retrouvés et tués, mais l’un d’eux a eu le temps de dire qu’Elmar était au courant de leur projet. Elmar est puni pour ne pas les avoir dénoncés.

3) Peeter Mirk évoque les femmes qu’il a rencontrées pendant ses années de camp, notamment une jeune infirmière polonaise, Jadwiga. Celle-ci refuse d’abord de l’aider, car elle le prend pour un Allemand. Mais après avoir appris qu’il est Estonien, elle devient extrêmement amicale et veut racheter son erreur en ayant une relation charnelle avec lui (pp. 72-75 : longueur : 2,5 p.).

4) Un collègue de Peeter Mirk lui raconte comment il a appris l’Odyssée par cœur pour obtenir du chirurgien grec du camp un faux certificat médical lui permettant d’être libéré pour cause de cancer incurable (pp. 187-189, longueur : 2 p.).

La nouvelle « Halleluuja » contient trois brèves évocations du Goulag qui encadrent et ponctuent le récit, fait par un autre prisonnier, d’événements se déroulant à une époque antérieure. Peeter Mirk décrit d’abord brièvement son travail au séchoir à vêtements. Cette introduction, qui ne fait pas plus de deux pages, est suivie par l’arrivée d’un visiteur – un archiviste allemand, le docteur Ulrich – qui entreprend bientôt de lui raconter son histoire (je passe sur les détails de celle-ci, qui constitue le récit central de la nouvelle). La première partie de cette histoire est interrompue par une intervention du premier narrateur qui décrit en une page la dégradation physique de l’archiviste au cours de ses trois semaines de camp. Il explique celle-ci par son perfectionnisme absurde qui ralentit le travail de la brigade, ce qui lui vaut de recevoir une moindre ration de nourriture. L’archiviste achève ensuite son récit. La nouvelle se conclut sur une dernière évocation du Goulag : Peeter Mirk, préoccupé par la faiblesse physique de son ami, demande au médecin lituanien du camp (le même que dans la nouvelle « Tuhatoos ») d’intervenir en sa faveur : le médecin le garde deux ou trois semaines à l’hôpital, puis lui trouve un poste provisoire à la cuisine du camp, où il devrait pouvoir s’alimenter plus correctement en volant un peu de nourriture. Mais le chef cuisinier le renvoie à cause de son intégrité absolue : comme il ne vole pas le moindre petit morceau de fromage, il occupe sans en profiter un poste qui pourrait être utile à quelqu’un d’autre.

La nouvelle « Vürst » est un portrait d’un personnage, le prince Pinski, que le narrateur rencontre au camp. Le texte comporte quatre parties. Le Goulag est surtout évoqué dans la première et la troisième. Dans la première partie, Peeter Mirk, relate comment il fait la connaissance du prince, qui est le chef de la brigade des sécheurs de feutre. Grâce à sa connaissance du français, Peeter Mirk se fait remarquer par le prince, qui l’invite chez lui, dans son séchoir, à une sorte de simulation de réunion mondaine (avec faux café, fausse crème fraîche, et des tranches de pain grillé à la poêle en guise de gâteau). Le prince et trois autres invités se prennent très au sérieux et se complaisent dans l’évocation des souvenirs de leur vie brillante d’avant-guerre. Dans la troisième partie, de nombreuses années plus tard, à Tallinn, le narrateur retrouve un ancien codétenu estonien qui lui raconte un dernier épisode de la vie du prince au Goulag : menacé de mort par le chef des « truands », il lui fait porter un message pour essayer de le convaincre de ne pas le tuer. La quatrième partie est une brève conclusion du narrateur, où l’on apprend que le prince a dénoncé le chef de baraque qui cherchait à vendre un pantalon, ce qui conclut sur une note négative ce portrait en demi-teintes. 

Pour évaluer la singularité de l’image du Goulag fournie par ces pages de Kross, il m’a semblé pertinent de les comparer à celles écrites par ses deux précesseurs, les deux seuls écrivains estoniens qui ont, avant lui, transposé leur expérience du Goulag dans des œuvres de fiction, Raimond Kaugver et Aili Helm. Cette comparaison permet trois constatations.

En premier lieu, contrairement à Raimond Kaugver, Kross souligne à plusieurs reprises la solidarité entre les prisonniers Estoniens. C’est le cœur même du récit dans « Tuhatoos ». Dans « Vürst », on trouve allusion au « capitaine Kivi » qui procure un travail tranquille au narrateur comme il l’a fait pour un ami de celui-ci. Toujours dans « Vürst », le narrateur affirme (p. 202) que s’il décidait de partager sa ration de pain, il le ferait avec des compatriotes, mais pas avec un Russe. Etc. Certes, on trouve aussi, dans « Tuhatoos » (p. 60), l’expression d’un doute sur le sens de la solidarité des Estoniens, mais il s’agit d’un doute rhétorique que le narrateur formule à des fins préventives, pour ne pas se laisser emporter par l’espoir d’être accepté dans le bureau d’études dirigé par son compatriote.

En second lieu, contrairement aux romans d’Aili Helm, l’image du Goulag transmise par Kross est émotionnellement neutre. Il ne prononce pas de condamnation explicite du système, ne s’indigne pas des conditions de vie et de travail dans le camp, ne vitupère pas les truands qui font la loi, ni les gardiens, ni les Russes en général. Les descriptions sont relativement objectives et factuelles et laissent peu de place aux jugements subjectifs. Un exemple assez représentatif de cette approche est la description de la baraque et du séchoir au début de « Halleluuja », qui est d’une grande précision technique, avec indication des dimensions, des formes, des matériaux, et un nombre important de données numériques :

Kuivati ise oli umbes 3,5 korda 7 meetri suurune ruum baraki eeskoja taga kahe barakipoole ehk sektsiooni vahel. Kummaski sektsioonis elas kahekordseil naridel viiskümmend meest, kokku täpne centuria, kolmveerand poliitilised ja veerand blatnoid. Vildikuivatusahi oli söögilaua-kõrgune 4 korda poolteisemeetrine telliskivist, aga valgeks lubjatud ristkülik, keskel malmuksega kolle ja õhus, ribilise ahjupealse kohal, kaks sellesama ahjupealse mõõtu pulkresti, kuhu paigutati kuivatatav kraam, s.o. peamiselt vildid ja jalaräti, aga sageli ka vatikuued ja -püksid, sest needki said kaevanduses tihtipeale märjaks. (p. 95)Le séchoir lui-même était une pièce d’environ trois mètres et demi sur sept située derrière l’entrée de la baraque, entre les deux moitiés de celle-ci, qu’on appelait aussi des sections. Dans chaque section logeaient, sur des châlits superposés, cinquante hommes, soit au total une centurie. Les trois quarts étaient des politiques, et le dernier quart des truands. Le poêle de séchage était un rectangle de briques chaulées de la hauteur d’une table, de quatre mètres sur un mètre et demi. En son centre se trouvait le foyer, pourvu d’une porte en fonte, et en l’air, au-dessus de la surface cannelée du poêle, deux grilles aussi larges que celui-ci, sur lesquelles on plaçait les affaires à sécher, c’est-à-dire principalement les bottes de feutre et les bandes molletières, mais aussi les vestes et les pantalons ouatés, qui se mouillaient souvent dans la mine.

 Lorsque la subjectivité du narrateur s’exprime pour sembler déplorer quelque chose, elle s’accompagne presque toujours d’une certaine distance ironique ou humoristique qui désamorce la charge tragique ou la nuance de mécontentement que l’on pourrait y déceler. Ainsi, dans « Halleluuja », en parlant de la mauvaise odeur qui régnait dans le séchoir, le narrateur conclut sur une formule d’une précision anatomique plutôt insolite :

Ja õhk kuivavate viltide ja jalarättide lehast niisugune, et ma selle sees mõninga harjumuse kiuste ikka veel ei söandanud oma kurgunibu olemasolule mõelda. Kujutluse tõttu, et säherdune mõte võiks provotseerida oksendusrefleksi, mis tundus võivat sellest vallanduda. (p. 96)L’air était tellement infesté par l’odeur des bottes des feutre et des bandes molletières en train de sécher que, lorsque je m’y trouvais, et en dépit d’une certaine habitude, je n’osais toujours pas penser à l’existence de ma luette. Je craignais en effet qu’une telle pensée ne provoque le réflexe de vomissement qu’elle semblait de nature à pouvoir déclencher.

On trouve même des notations positives, par exemple dans « Tuhatoos », où le narrateur décrit brièvement (p. 56) les rues désertes du camp et le dispensaire, en faisant des rapprochements inattendus et valorisants : la salle d’attente du dispensaire est « presque luxueuse » (peaaegu et uhke), la passerelle qui enjambe un fossé a des rambardes incurvées qui évoquent le style rococo, et le camp endormi ressemble à une carte de Noël (certes qualifiée d’« absurde », mais tout de même…)

Le caractère factuel et la précision des descriptions pourraient faire penser que Jaan Kross, dans ses évocations du Goulag, est animé d’une intention documentaire. Il me semble pourtant qu’il n’en est rien, et c’est d’ailleurs une troisième différence, qui le sépare aussi bien de Raimond Kaugver que d’Aili Helm. Il n’y a pas selon moi chez Kross de visée documentaire ou testimoniale, que ce soit dans les descriptions ou dans la narration. La plupart des descriptions n’ont pas pour finalité première de décrire la vie du camp. Elles sont d’une ampleur trop limitée, trop ponctuelles et – paradoxalement – trop précises pour cela. Ce que le narrateur décrit en détail, ce sont justement des détails, des éléments relativement accessoires : la forme et les dimensions exactes du poêle de séchage ne nous disent pas grand-chose sur la réalité du Goulag. Cette réalité ordinaire et quotidienne (le travail, le froid, la faim, la fatigue, la violence, la mort), que l’on trouve longuement décrite et analysée chez Chalamov ou Soljénytsine, de même que chez Raimond Kaugver et Aili Helm, n’est présente chez Kross que sous forme d’allusions rapides. Les scènes ou les événements relatés sont presque tous atypiques, hors du commun, comme les coïncidences incroyables dans « Tuhatoos », le perfectionnisme et la probité absolue du docteur Ulrich dans « Halleluuja », l’apprentissage par cœur de l’Odyssée dans Väljakaevamised, ou encore l’imitation un peu ridicule d’une réunion mondaine avec des moyens de fortune dans « Vürst ». Seuls quelques rares passages font exception en décrivant des réalités plus typiques, des composantes plus essentielles de la vie dans les camps soviétiques, par exemple, dans Väljakaevamised, la scène où le narrateur apprend la touftá, ou comment travailler moins en donnant l’illusion qu’on produit plus.

Si la fonction de ces passages sur le Goulag n’est pas documentaire ou testimoniale, alors quelle est-elle ? Le fait que ces évocations soient incluses dans des textes plus amples conduit nécessairement à s’interroger sur leur statut narratif, et plus précisément sur les rapports qu’elles entretiennent avec le reste du texte dont elles font partie. Pour les besoins de cette analyse il m’a semblé pertinent de distinguer trois critères :

1) le niveau narratif : l’évocation du Goulag est-elle un récit de premier niveau ou un récit second, c’est-à-dire un récit dans le récit, raconté par un personnage du récit premier (et qui n’est pas le narrateur de celui-ci) ;

2) le niveau temporel : par rapport au récit cadre ou introductif, l’évocation du Goulag se situe-t-elle dans le présent (elle constitue elle-même le point de départ narratif ou se situe dans la continuité temporelle du passage qui précède), dans le passé (rétrospection), ou éventuellement dans l’avenir (anticipation) ?

3) un critère à la fois plus subjectif et plus primitif que j’appellerais l’ampleur narrative et qui rend compte de la place occupée par l’évocation du Goulag dans le texte, d’un point de vue strictement quantitatif : cette évocation constitue-t-elle, par sa longueur, la matière principale du texte ou seulement un élément secondaire ?

Ces trois critères binaires, indépendants les uns des autres, peuvent être croisés pour définir différents statuts narratifs. Le statut des différents passages peut se résumer par les formules suivantes. N1 et N2 représentent respectivement le narrateur premier et le narrateur second. Je note t0 le présent du cadre narratif, t-1 une rétrospection et t1 une anticipation. Ces indications de niveau temporel sont en majuscules lorsqu’elles concernent le niveau présentant l’ampleur narrative la plus importante dans l’œuvre ou dans l’une de ses parties. Les passages concernant le Goulag sont ceux dont l’indication temporelle est sur fond vert.

I.a. Väljakaevamised : la toufta, les femmes : N1 (T0 t-1 T0)

I.b. Väljakaevamised : l’évasion des Hongrois, l’Odyssée : N(T0 [Nt-1 )] T0)

I.c. « Vürst » : IIIe partie : N1 (t0 [N2 ( T-1 )] t0)

II.a. « Motacilla » : N1 ( t0 T-1 t0 )

II.b. « Halleluuja » : N1 ( t0 [N2 (T-1)] t0 )

II.c. « Vürst » : Ire partie : NT0 [N(t-1)] T0 )

III. « Tuhatoos » : N1 (T0 [N2 ( t+1 )] T0)

Ces formules révèlent trois grands cas de figure.

Dans un premier groupe de textes, le Goulag relève du passé par rapport au présent diégétique du récit premier. Il est évoqué sous forme de retours en arrière, lesquels sont soit des rétrospections du narrateur, comme dans les passages de Väljakaevamised sur la toufta et les femmes, soit des récits seconds, des souvenirs racontés par un autre personnage, comme l’évasion des Hongrois, l’apprentissage de l’Odyssée et la IIIe partie de « Vürst ».

Dans le second groupe de textes, le Goulag sert de cadre à l’évocation d’une époque antérieure. Celle-ci constitue l’élément principal dans « Motacilla » et « Halleluuja ». Dans le premier de ces textes, elle est constituée par des souvenirs du narrateur, dans le deuxième elle est un récit second. Dans la première partie de « Vürst », on trouve un schéma comparable à celui de « Motacilla », à cette différence près que le Goulag constitue l’élément principal du texte.

Enfin, dans « Tuhatoos », si certains passages relèvent du modèle de « Motacilla » et d’autres du modèle de « Halleluuja », on trouve aussi une structure plus originale (p. 59), lorsque le médecin explique au narrateur le dur travail qui l’attend. Le camp est ici évoqué comme relevant de l’avenir par rapport au présent du cadre narratif. Ce dernier est certes officiellement situé au Goulag en tant que lieu géographique, mais pas encore dans la vie normale de celui-ci (le travail, les baraques, les relations avec les codétenus, etc). Il ne décrit le Goulag que dans sa dimension liminaire, comme un seuil, une zone de transition relativement neutre (le poste des gardes, les rues désertes, le dispensaire).

On voit donc que le point commun de ces évocations du Goulag est qu’elles sont toujours associées à un décalage temporel entre deux époques et aussi, dans la majorité des cas, à un décalage entre deux niveaux narratifs. On ne trouve en effet aucun texte de type N1 ( T0 ), c’est-à-dire un texte dont le Goulag serait le seul niveau temporel, et seuls deux textes n’ont pas de narrateur second. On constate en outre que le Goulag n’est que très rarement décrit en tant qu’élément principal d’une œuvre ou d’une partie d’œuvre: ce n’est le cas que dans un seul texte du corpus (« Vürst », parties I et III), où il constitue l’élément principal de chacune des parties concernées, mais aussi de la nouvelle dans son entier.

Cette analyse semble confirmer que le Goulag n’est pas pour Kross un centre d’intérêt premier, un sujet intéressant en soi, mais un univers dont l’évocation prend son sens par rapport à la description d’une autre époque, soit comme le cadre dans lequel on se remémore le passé, soit comme une expérience passée qui fait irruption dans le présent.

Le Goulag apparaît également en relation privilégiée avec la mise en scène d’un acte narratif à l’intérieur du récit premier, soit comme le sujet d’une histoire racontée par un personnage, soit comme le lieu où un personnage raconte une histoire, la sienne ou celle d’un autre.

En d’autres termes, le Goulag est un lieu  l’on se rémémore et  l’on se raconte, et un lieu que l’on se remémore et que l’on se raconte.

Tout cela me conduit à penser que les évocations du Goulag, dans les fictions de Jaan Kross, remplissent avant tout une fonction de contraste. En tant que cadre narratif, elles permettent de donner plus de relief aux évocations du passé : le rappel du bonheur perdu se détache plus nettement ou acquiert une tonalité plus tragique. En tant que remémoration d’une expérience passée, le Goulag fait ressortir la spécificité du présent et aide à mieux le comprendre en donnant une profondeur aux personnages ou aux situations.

ŒUVRES DE JAAN KROSS ÉTUDIÉES

Väljakaevamised, Tallinn, Eesti Raamat, 1990.

« Tuhatoos », « Motacilla », « Halleluuja », « Vürst », in Kogutud teosed 16 : Novellid II, Tallinn, Eesti Keele Sihtasutus, 2004.

RÉFÉRENCES

CHALVIN Antoine, 2004, « Écritures du Goulag dans la littérature estonienne », in PAILHÈS Anne-Marie (dir.) : Mémoires du Goulag : déportés politiques européens en URSS, Paris : Manuscrit Université, pp. 131-150.

TAMM Marek, 2008, « Monumentaalkirjandus », Looming, n° 2008/2, pp. 272-275.

VEIDEMANN Rein, 2002, « Autobiograafiline Jaan Kross », Looming, n° 2002/3, pp. 380-386.