Le lion sous les jasmins

À mon père

    Ma grand-mère marchait courbée en s’appuyant sur un bâton. Je demandai un jour à ma mère si on ne pourrait pas la redresser. Elle me répondit que non et m’interdit de répéter des choses pareilles. À cette époque, je pensais encore qu’il était possible de redresser ma grand-mère. Plus tard, je compris tout, et lorsque je la vis enfin droite dans son cercueil, cette image se grava en moi à jamais. Aujourd’hui encore, il me vient au-dessous du cœur une légère sensation de froid quand je pense à la violence qu’il a fallu faire à ces vieux muscles crispés pour que ma grand-mère puisse, comme tout le monde, reposer  dans un cercueil — car on ne faisait pas de cercueils courbés. Quand elle était encore en vie, elle me racontait inlassablement le même conte, plusieurs fois de suite. Il y était question d’une petite souris qui délivrait d’un piège un grand lion en rongeant habilement quelques cordes. Le roi des animaux ne pouvait oublier le dévouement du petit animal. J’écoutais cette histoire assis face à sa jupe rayée, et j’avais à chaque fois l’impression que cette terrible et immense bête jaune avait été prise au piège dans la vallée qui s’ouvrait derrière notre tas de bois. Là, sous les jasmins, à côté du puits, le royal animal se débattait, en proie à une frayeur mortelle, jusqu’à ce qu’une petite souris grise vienne lui rendre ses biens et sa famille. En plus de cette histoire, ma grand-mère me parlait aussi parfois du bon dieu. Mais je lui répondais que l’homme descendait du singe, et l’oiseau du poisson, car les nageoires d’un poisson échoué par hasard sur la terre ferme avaient fini, au bout d’un temps très long, par se changer en ailes. Il en était question dans le livre avec lequel j’apprenais à lire. Ma grand-mère ne riait jamais en m’entendant affirmer cela, ne me contredisait pas non plus. Ses yeux bleu clair se plissaient simplement avec bienveillance sous son fichu blanc et elle m’envoyait jouer dans le bac à sable, comme si la discussion était terminée. Dans le bac à sable, je faisais tourner la roue d’une machine à coudre calcinée, construisais une maison avec la portière d’une voiture calcinée ou frappais avec un grand marteau contre un bidon d’essence calciné. Un soir, pendant que je tapais ainsi, mon futur professeur d’anglais surgit des taillis et me déclara que je deviendrais mécanicien. Le lendemain, en entendant à nouveau ma grand-mère me raconter l’histoire de la souris et du lion, je n’osai pas essayer de lui démontrer que la souris était issue d’un lion qui était resté sans manger pendant des milliers d’années, prisonnier peut-être de ce même piège, d’où la brave souris ne pouvait pas venir le délivrer puisqu’elle n’était pas encore née. Mais un beau jour, le monde s’introduisit  à grand fracas dans nos discussions. Je démontrai à ma grand-mère que la terre tournait autour du soleil et non l’inverse. Elle me demanda si cela ne revenait pas au même. Je m’emportai et lui jetai un caillou, ce qui me valut de ma mère une cuisante correction. Je n’avais fait que défendre mon droit, et plus tard, à l’école, je devais avoir la confirmation que j’avais raison. J’ai demandé pardon à ma grand-mère et n’ai plus jamais porté la main sur une femme. Mais elle marchait de façon si étrange, toute voûtée et appuyée sur son bâton, qu’aucune loi générale ne semblait pouvoir lui être appliquée. L’année de mon entrée à l’école, mon père vint me chercher un jour pendant la récréation pour me ramener à la maison. C’était au mois de mars, mais l’hiver, cette année-là, se prolongeait plus que de coutume. Dehors, des bourrasques glacées nous giflaient le visage. La nuit précédente, le thermomètre était descendu au-dessous de moins vingt. Le cheval progressait dans la neige grisâtre. L’horizon n’était plus visible. Ma grand-mère était mourante. Je ne le compris qu’en entendant ma mère dire à mon père: «Elle respire si profondément ; ce doit être la fin.» On me fit sortir de la pièce et pendant que ma grand-mère mourait, je regardais le ciel qui peu à peu s’éclaircissait vers l’ouest, au dessus de la grande forêt, et le soleil hivernal qui faisait chatoyer les fleurs de givre sur les carreaux de la fenêtre. Je ne la revis que plus tard, étrangement droite dans son cercueil. Celui-ci avait été placé dans une pièce froide, posé sur deux tréteaux faits de planches grossières. Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive de revenir à la maison et que je vais au puits, le soir, pour y tirer de l’eau, conscient désormais de l’existence des neutrons et de Thomas Mann, je tressaille malgré tout, en proie au sentiment étrange que dans ce crépuscule de fin d’été, sous le feuillage bruissant des jasmins, me regardent, éternellement implorants, les yeux d’un grand lion jaune. Et je l’imagine en train d’attendre que frémissent, entre les feuilles d’ægopode, les petits pas légers d’une souris. Oui, voilà ce que j’imagine en remontant vers la maison, un seau rempli d’eau à la main.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin