Le motocycliste noir

    En 1969, Kongo se rendit pour la première fois dans la petite ville de N…, où il désirait aller depuis longtemps. Il ne savait pas ce qu’il en attendait, mais il éprouvait toujours de l’attirance pour les petites villes et saisissait chaque occasion d’en visiter une. Quand il descendait de l’autobus, il sentait son cœur battre et ses paumes se couvrir de sueur. Un doux frisson parcourait son ventre lorsqu’il lisait les premières enseignes des magasins. Dans ses Essais d’Algérie, Albert Camus parle de villes dépourvues de passé, et à plus forte raison de souvenirs, de traditions ou de gloire. Dans ces villes, écrit Camus, « la tristesse est implacable et sans mélancolie ». On pouvait assurément en dire autant de la petite ville de N…, où Kongo arriva avec un journaliste de ses connaissances.
   C’était au début de l’automne, à l’époque de la récolte des pommes de terre. La place centrale de cette ville inconnue incitait à acheter quelque chose, un souvenir, peu importait quoi, et le journaliste acheta des ballons. Les deux hommes connaissaient là quelqu’un, un vieux prêtre catholique qu’ils n’avaient pas revu depuis longtemps et avec qui il était intéressant de discuter des problèmes de la transcendance ; sa conversation ne se limitait d’ailleurs pas à cela : le vieux prêtre prenait également plaisir à parler des racines psychologiques de la transcendance. Où va-t-on maintenant, directement chez le prêtre, demanda le journaliste ; Kongo acquiesça de la tête. Ils allèrent à pied – il n’y avait pas de bus dans cette petite ville –, marchèrent dans l’herbe mouillée et le journaliste gonfla des ballons. C’est la gouvernante qui leur ouvrit la porte. Elle leur expliqua que le prêtre était au sauna et qu’il serait de retour dans une heure. Ils refusèrent d’entrer et dirent qu’ils allaient se promener un peu derrière la maison, dans le bois. Les souvenirs de Kongo étaient justes : il y avait bien un bois derrière la maison – les sapins étaient humides de bruine, une corneille croassait dans le brouillard au milieu du silence.
   Ils marchèrent sur le chemin forestier jusqu’à ce qu’ils parviennent à un champ de tir abandonné. Des hommes étaient passés là récemment ; des bouteilles de jus d’orange traînaient par terre. Ces buveurs n’étaient cependant pas des tireurs. Les vrais tireurs étaient partis il y a bien des années ; ils avaient cessé leurs entraînements. Kongo et le journaliste s’arrêtèrent sur l’ancien pas de tir. Kongo déclara que les champs de tir abandonnés étaient comme des témoins sombres et muets de quelque chose. Le journaliste rétorqua que sa génération ne connaissait pas l’histoire, ne comprenait pas ce que disaient les témoins muets, ne savait rien en général. Il dit qu’il ne savait pas qui était Hugues de Payns, qu’il ne connaissait rien des Templiers. Je ne sais même pas quand a eu lieu la bataille de l’Üméra, ni si elle a jamais eu lieu. Génération dépourvue d’histoire, le journaliste acheva sa complainte en faisant accidentellement éclater un ballon avec sa cigarette. Pour le réconforter, Kongo lui mentit en disant qu’il ne savait rien non plus. En fait, il savait, il en savait même beaucoup. Ils allèrent s’asseoir sur un tronc d’arbre et écoutèrent le silence de la forêt. Des gouttes tombaient de temps à autre sur la mousse. Le journaliste ouvrit une canette de bière.
   « Sais-tu quel rêve j’ai fait ? » dit-il soudain. « Comme tu dois le savoir, il est interdit, selon une vieille croyance estonienne, de répondre à un inconnu qui t’appelle. »
   « Qui a appelé ? » demanda Kongo en tressaillant.
   Mais le journaliste continua : « Je suis en train de me promener avec ma femme un soir d’été avant le coucher du soleil, le long d’une petite route. Nous marchons nu-pieds dans la poussière moelleuse et fine. Au bord de la route se trouve un bois d’aulnes, plein de poussière lui aussi. Nous marchons en silence. Nous venons de quelque part, à moins que nous n’y allions. Soudain, on appelle ma femme. On dirait une voix d’homme, mais très aiguë. À quelle distance ? D’où vient-elle ? – Je ne puis le dire. Peut-être parce que l’air est figé. Ma femme feint de n’avoir rien entendu, et il ne me reste plus qu’à faire de même. Les deux hypocrites que nous sommes reprennent alors leur route ; nous guettons le moment où la voix retentira de nouveau, car celui qui s’est mis à héler n’arrêtera pas avant d’obtenir satisfaction. Voilà qu’on appelle encore. Ma femme s’écarte de la route et saute par-dessus le fossé. Elle va vers la forêt sans jeter un regard en arrière, et il me vient à l’idée qu’elle file certainement à l’anglaise. Je lui crie pourtant : où vas-tu ? Je reviens tout de suite, ment-elle. Mes principes de base sont humanistes, je n’interdis jamais rien ; je lui dis : va ! Mais comme je la laisse aller, elle se met soudain à hésiter, me regarde de travers jusqu’à ce que la voix s’élève de nouveau ; elle me fixe alors comme si j’étais coupable de quelque chose, ou comme si elle-même se sentait fautive. Tu connais bien ma femme : assez petite ; imagine-la dans des situations mélodramatiques…Va donc ! m’écrié-je. Et la voilà qui marche sur les bords humides du marais, de sorte que je peux encore entendre le bruit de l’eau qui passe entre ses orteils, puis elle disparaît dans les broussailles. Et moi, je reste planté là comme un incapable. Je me mets alors en marche et rencontre de joyeux paysans qui gagnent leur pain quotidien en travaillant dans les champs à la sueur de leur front ; en guise de salut, ils me font signe en agitant leurs chapeaux aux couleurs passées. Le soleil descend sur l’horizon, le bétail est ramené à la ferme, tout comme jadis. Perché sur le bord d’une hauteur, d’où la vue plonge sur les bâtisses blanches des propriétés en contrebas, je comprends, comme si c’était la première fois, que ce qui s’est passé tout à l’heure sur la route n’est ni naturel ni banal. Comment vais-je raconter cela à mes parents, personnes âgées et mélancoliques, qui vivent loin d’ici, à plusieurs jours de route, comme c’est toujours le cas avec les fermes familiales ? Dois-je me rendre là-bas ? Non, il me faut mettre cela par écrit, mais il est fastidieux de décrire toutes les circonstances, en particulier la lumière de ce coucher de soleil, le détail de cette atmosphère maladive… Mes parents ne me croiraient pas ; ils penseraient que je suis ivre. Cédant à une brusque impulsion, je rebrousse chemin. Il fait de plus en plus sombre, le paysage provoque une angoisse élémentaire ; le vent qui s’est levé soulève la poussière et fait tourbillonner les feuilles. Je cours en me demandant où se trouve cet endroit, où cela a bien pu se passer. Mais il n’y a pas âme qui vive, personne à qui le demander. Et d’ailleurs, que demander ? C’est alors qu’un grondement lointain se fait entendre au milieu des rafales de vent, et qu’un point sur le sable jaune s’approche de moi. Oui ! C’est bien une motocyclette avec side-car ! Il y a un homme sur la moto ; il porte des lunettes noires, des gants noirs et un blouson de cuir, tel le soir personnifié. Je marche à sa rencontre et lui demande s’il a vu ma femme. Il secoue la tête et dit : je n’ai pas entendu. Je repose ma question et il me répond à nouveau : je n’ai pas entendu. À la troisième fois, je commence à croire que son long trajet l’a rendu sourd, mais je comprends soudain qu’il se joue tout bonnement de moi. Un motocycliste noir sur une moto avec side-car, c’est clair. Son visage se mue alors en un masque démoniaque et il démarre. Du sable est projeté à mes yeux et le sinistre motocycliste part dans un grondement ; c’est alors que je vois ma femme arriver par les dunes. Elle boite, ses yeux brillent, elle porte sur les cheveux une couronne de fleurs de trèfle, sa robe est couverte de bardanes et ses lèvres sont en sang. Je la prends par la main et la mène à la grand-route. Là, nous trouvons par hasard un camion, dans la remorque duquel nous traversons le vent et la nuit. Du coin de sa bouche coule un mince filet de sang et elle n’ouvre pas les yeux. Je fixe du regard son visage qui se raidit et je dis convulsivement, les lèvres tremblantes : je t’ai aimée plus intensément que tu as pu le croire, mon amour. »
   Le journaliste se tut. Kongo buvait sa bière en silence. Une heure s’était écoulée. Le prêtre était sûrement rentré du sauna. Ils s’en retournèrent par le chemin forestier. Le prêtre était bien là et il les reçut avec joie. Peu après, le café fumait sur la table et la conversation suivait les bons vieux chemins de l’existentialisme. Kongo indiqua que, selon Heidegger, le terme grec « phénomène » devait être traduit en allemand par « sichzeigende », « offenbare », ou, plus précisément encore, par « das Sich-an-ihm-selbst-zeigende » (ce qui se manifeste tel qu’il est en lui-même). Mais peut-être aussi, ajouta le prêtre, qui se manifeste autrement qu’il est en lui-même. Ce serait le « Scheinen ». La conversation se poursuivit dans cet esprit. Le journaliste garda tristement le silence et se demanda comment Kongo pouvait connaître si bien Heidegger et pourquoi il le connaissait. Là-dessus, il s’assoupit ; pendant ce temps, les autres poursuivirent leur discussion. Lorsque le journaliste rouvrit les yeux, Kongo démontrait au prêtre que les anarchistes et la jeunesse radicale n’étaient en réalité que des mercenaires de l’esprit au service de vieillards de cabinet (Marcuse). À la fin, le vieux prêtre se sentit fatigué et alla se coucher. Les deux hommes gagnèrent eux aussi leurs lits et se glissèrent entre les draps blancs disposés par le prêtre bienveillant. Le journaliste s’endormit aussitôt ; Kongo, lui, resta éveillé. Il se redressa sur son séant et examina à la lueur de la lampe de chevet le visage enfantin de son ami qui paraissait tendu, alors qu’en fait il dormait paisiblement. Ses dents blanches apparaissaient entre ses lèvres rouges. Il était une heure passée. Karin dormait dans une grande ville, à plusieurs centaines de kilomètres de là. Le journaliste rêvait-il de nouveau à elle ? Les lèvres du dormeur remuaient. Interdisait-il à Karin de partir ? Ses paupières tremblaient. Revoyait-il sa femme souillée ? À moins qu’il ne voie dans son rêve Kongo se lever de son lit, quitter discrètement la chambre, sortir, puis, tremblant de froid, longer le chemin communal, regagner la forêt quelques centaines de mètres plus loin, trouver derrière le vieux stand de tir la moto avec side-car dissimulée dans les buissons, chercher les gants noirs et le blouson de cuir, les enfiler, mettre le moteur en marche et disparaître en direction de la ville. À ce moment-là, le journaliste ouvrit les yeux et fixa Kongo du regard. Il a dû voir cela, pensa Kongo, à quoi d’autre aurait-il pu rêver ? Il se pencha vers lui et lui prit la main. Calme-toi, lui dit-il d’une voix hypnotique, dors. En fait, il n’y a rien eu entre Karin et moi, si ce n’est un petit flirt passager. Voilà déjà trois mois que c’est fini. À vrai dire, ce n’était qu’un étrange caprice du destin. Elle est de nouveau tienne. Vous réapprendrez mutuellement à vous connaître, vous vous redécouvrirez comme deux êtres nouveaux, nouveaux tels qu’en vous-mêmes, « sich-an-ihm-selbst-zeigende ».
   Le journaliste ne trouva pas la force de répondre. Kongo lâcha sa main, s’allongea sur le dos, tendit le bras vers sa sacoche pour prendre le livre de Goffman, A Presentation of Self in Everyday Life. Kongo travaillait dans le secteur tertiaire. C’était un homme bon et généreux de nature. Mais celui qui a été une fois le motocycliste noir ne peut plus revenir en arrière. Qui a dans la bouche le goût de la chair fraîche ne cessera plus de mordre.

Traduit de l’estonien par Thierry Canava