Le pêcheur de perles

(Troisième chapitre de Toomas Nipernaadi)

     Après quelques jours de marche par des routes et des forêts, il arriva sur une colline d’où l’on découvrait une vaste perspective. Le soleil brillait sur des champs et des prairies. Derrière ces forêts lointaines, la mer bleuâtre s’étalait. La rivière serpentait dans la broussaille. Entre les arbres, il y avait les toits rouges d’une ferme, des bandes d’hirondelles voltigeaient autour d’eux. Plus loin, se dressaient la tour blanche de l’église et un château, caché derrière des trembles. Le soir printanier était rempli de parfums de fleurs et de résine.
     Il regarda vers le bas, sembla réfléchir, sourit même et descendit en hâte.
     Il était grand et mince ; son visage était hâlé et portait un grand nez courbe. Il marchait comme une pie, en sautillant et en gambadant comme un étourdi. Ses longues mains flottaient dans le vent tels des étendards. Il chaussait de grandes bottes, plissées en accordéon, et un kannel était pendu à son cou. Il n’avait pas d’autre bagage avec lui. Sa large poitrine était découverte, son chapeau noir rejeté dans la nuque. Et il marchait en sifflant et en chantant.
     Arrivé dans la cour de la ferme, il frappa ses bottes avec son chapeau pour en enlever la poussière et s’assit sur une pierre.
     Des nuages montaient dans le ciel. Le coucou chantait comme un sonneur qui annonce le samedi soir. Les vitres flamboyaient dans le soleil couchant.
     Une jeune fille venait de la prairie et, en voyant l’étranger, elle s’arrêta brusquement devant lui. Elle avait des yeux blancs et bigles et ses joues rouges étaient rongées par la variole. Ses cheveux d’un blond pâle pendaient et sa bouche était sale. Sa jupe était retroussée jusqu’aux genoux et ses « pastlad », grandes comme des navettes, étaient pleines de boue.
     — Quel est ton nom, ma chère enfant ? demanda l’étranger.
     La jeune fille baissa timidement les yeux :
     — Tralla, répondit-elle, et ses grosses lèvres s’étirèrent en un sourire sans expression.
     — Tiens, tiens, quel gentil et beau nom ! qui aurait pu le croire ? s’étonna l’étranger. Peut-être es-tu la fille de cette ferme ?
     — Pas du tout, répondit Tralla. J’y suis servante et bergère. Ici, on m’appelle Tralla-l’idiote. Le nom de la jeune fille de la ferme est Ello. C’est une demoiselle. Elle est bien riche et hautaine. Les champs du patron s’étendent jusqu’à la mer et même ces forêts lointaines lui appartiennent. Et ces vaches et des génisses, il en a tant — les yeux louches de la jeune fille s’agrandirent — que personne ne peut les compter.
     La jeune fille lança tout à coup un regard méfiant sur le garçon. Elle devint sérieuse et dit :
     — Mais cela n’a pas d’importance. La demoiselle se marie avec le pasteur et c’est lui qui aura tout. Mais le pasteur est un homme très sérieux ; il ne sourit jamais. Il boite d’un pied — n’est-ce pas que c’est ridicule ?
     Elle tressaillit de frayeur. N’avait-elle pas été trop franche ? Elle se retourna subitement et courut vers les étables. De là, elle regarda encore le garçon, puis partit en chantant.
     L’étranger sourit et entra dans la maison.
     — Mon nom est Toomas Nipernaadi, dit-il. Le patron aurait peut-être du travail pour moi ? Labourer la terre, réparer des clôtures ou quelque travail de l’espèce. En arrivant ici, j’ai remarqué que la clôture était abimée et que la cour était remplie de fumier, comme chez un pauvre paysan. Ce n’est pas ainsi qu’on tient une grande ferme.
     C’était dimanche. Le patron était assis à la table et lisait le journal. La maîtresse était assise à côté de lui et regardait dans la cour, les yeux vagues. Il fallut longtemps avant que le patron eût fini de lire. Alors, il déposa ses lunettes et se leva. Il ouvrit la fenêtre et cria
     — Tralla, Tralla, coquine de fille, où es-tu donc ? Le bœuf démolit le puits
     Comme aucune réponse ne venait de la cour, il s’assit de nouveau sur le banc et se tourna vers l’étranger :
     — D’où viens-tu et qui es-tu, jeune impertinent ?
     Toomas déposa son kannel dans un coin et s’assit à la table.
     — Je viens de loin, répondit-il gaiement. Le maître ne connaît pas ces endroits. Je suis en excursion, je me promène de-ci de-là et, quelquefois, je travaille à tour de bras. Le salaire n’a pas grande importance pour moi. Nous en parlerons quand je poursuivrai mon chemin.
     — Je n’ai que faire de toi, ici ! répondit sombrement le patron.
     — Il pourrait quand même rester ! fit la maîtresse. Où donc ce pauvre homme irait-il ?
     — Je crois également que je ne sais où aller, dit Toomas, rapidement. Et comme s’il craignait de plus longues discussions, il prit son kannel et commença à jouer des chansons gaies. Et on ne parla pas plus avant de la question.
     Ainsi, il resta à la ferme.
     Il se mit immédiatement au travail. Il explora les étables, les greniers et les granges et lia connaissance avec les valets. Il eut un compliment pour chaque jeune fille. Mais il n’osa pas entrer dans la chambre de mademoiselle Ello. Il resta longtemps devant la porte entrouverte et puis s’en retourna. Il était naïf, comique et timide. Au-dessus de ses grands yeux, les sourcils poussaient comme des buissons.
     Au soleil couchant, il sortit. Il se promena par les sentiers, cueillit des fleurs, et siffla. Il regarda les nuages. Il se promena dans la forêt et écouta. Brusquement, il courut au bord de la mer et jeta des pierres dans l’eau. Il resta assis là plusieurs heures. Ce n’est que vers minuit qu’il marcha lentement vers la maison. Sur la route de l’église, Ello vint à sa rencontre.
     — Je vous salue, mademoiselle, dit Nipernaadi, le chapeau à la main. Il s’arrêta, effrayé et ne trouvant plus de mots.
     — Vous devez être notre nouveau valet ? demanda mademoiselle.
     — C’est probablement ainsi, répondit le garçon. Je ne suis arrivé à votre ferme qu’aujourd’hui.
     Il sourit, puis sans raison apparente, se mit à parler :
     — Regardez donc, mademoiselle, comme les étoiles nocturnes brillent dans le ciel pâle du printemps. Puis-je vous parler d’elles ? La forêt printanière est remplie d’oiseaux, de fleurs et même de vipères… N’avez-vous jamais regardé leurs yeux de tout près, mademoiselle ? La lune nage au-dessus des arbres comme un Pierrot suspendu au ciel. Et les nerpruns commencent déjà à fleurir. Quand on se couche sous eux, on est bientôt couvert de pétales blancs comme la neige… Il y a quelque chose de passionnant et d’excitant dans notre printemps nordique : il vient brusquement, comme une rafale, en brisant les couvertures de glace et il éparpille sur les prairies et les champs des fleurs multicolores. Il en est de même avec l’homme : le printemps venu, il n’a plus de repos.
     Et il s’approcha d’Ello.
     — Vous ne manquez pas d’audace dit la demoiselle.
     — Pardonnez-moi, s’écria Nipernaadi, effrayé. À vrai dire je ne suis pas un fermier et je ne sais pas du tout conduire une charrue. Je suis un tailleur, un tailleur de village qu’on amène d’une ferme à l’autre, comme une batteuse. Mon Dieu je n’ai pas de quoi me vanter. Je fabrique des pantalons, des vestons, quelquefois même des pelisses et je me contente de peu. Au printemps, j’abandonne mon travail et j’entreprends une excursion à travers les champs et les marais. Et alors, je n’ai plus de repos, je joue, je siffle et je marche sous le ciel du Seigneur, comme un vagabond sans souci.
     Mademoiselle le regarda tout à coup avec mépris :
     — Vous aimez bien mentir ? demanda-t-elle.
     — Regardez cette étoile, elle tombe en coupant le ciel en deux comme avec un glaive, s’écria-t-il, en saisissant la main de mademoiselle. Mais il la lâcha immédiatement et dit tristement :
     — Mentir ? Je vous prie de me pardonner ; il arrive parfois que je mente vraiment… Dieu seul sait pourquoi… Oui, quand je dis que je suis tailleur, c’est probablement une vantardise. Je ne sais même pas mettre un fil à l’aiguille et il ne faut pas me parler de manteaux et de vestons. Je suis marin, un simple marin qui pêche des anchois pour lui et qui transporte le reste au marché pour avoir un peu de tabac et une goutte d’alcool. Si je puis vraiment rester ici comme valet de ferme, alors j’ai l’intention d’aller à la Sainte Communion chez le pasteur. Peut-être mademoiselle voudra-t-elle dire quelques mots gentils pour moi ? Vous serez bientôt l’épouse du pasteur. Et il paraît que c’est un homme vraiment généreux. Il marche seulement un peu difficilement, et il ne sait pas rire.
     — Bonne nuit, dit subitement Ello. Vraiment, je n’ai pas envie de bavarder avec vous aujourd’hui. Je retourne seule à la maison.
     Nipernaadi fut comme frappé par la foudre. Il prit son chapeau à la main, mais ne sut rien dire. Mademoiselle courut, les pieds légers. Deux longues tresses serpentaient sur son dos. Le garçon resta longtemps à la même place, jouant avec son chapeau. Puis il sourit et se hâta vers la maison. Il courut même.
     En arrivant dans la cour de la ferme, il s’assit sur le seuil de l’ait où dormait Tralla. Il frappa.
     — Chère Tralla, dors-tu déjà ? Ne crains rien, mon enfant, il ne faut pas que tu ouvres la porte. Je m’assois ici et, si tu le permets, je voudrais un peu causer avec toi. Regarde, chère Tralla, je suis triste et je n’ai pas sommeil. Quelqu’un a dû emporter mon sommeil, ce sont peut-être les nuages nocturnes, les oiseaux dans la forêt ou le vent qui passe en sifflant gaiement. Je passais à travers la forêt, quand un lièvre a traversé la route… Cela porte malheur.
     On m’a demandé de venir ici pour diriger et gouverner, mais il me semble que je suis tombé sur de mauvaises gens. Mon Dieu comme les champs sont abandonnés et remplis de pierres ! Les bâtiments sont démolis. Les toits coulent comme des passoires. Même la « saun » est abimée… Je ne sais pas, à vrai dire, comment elle tient encore debout… Quelle ferme et quels gens ! On a déjà mis la ferme mille fois en gage et on l’a vendue dix fois. Les chevaux sont maigres comme des chiens : ils avancent d’un pas et se reposent de deux. Les vaches sont telles que des bouleaux au printemps : mets un seau sous leurs pis ; peut-être qu’au bout d’un an, il y aura une tasse de lait dedans. Et du lait si maigre que tu n’auras pas envie de le boire. Je ne sais vraiment pas, chère Tralla, pourquoi tu travailles dans cette ferme et ne pars pas.
     — Où devrais-je donc aller ? demanda Tralla, d’une voix ensommeillée.
     Nipernaadi leva les yeux. La jeune fille avait ouvert la porte et s’était accroupie à côté de lui.
     — Tu es vraiment idiote, Tralla ! s’écria-t-il. Qui diable t’a demandé d’ouvrir la porte et de t’asseoir ici ? Dieu sait quels gens habitent dans cette caverne !
     Il poussa la jeune fille, effrayée, dans l’ait et ferma la porte avec fracas.
     L’aube commença à luire au bord du ciel. Alors, il ne put plus maîtriser sa colère.
     — Levez-vous, les diables, cria-t-il. Le soleil est déjà levé et tout le monde dort encore. Est-ce ainsi qu’il nous a été commandé de gagner notre pain à la sueur de notre front ?
     Et, saisissant un cheval et une charrue, il courut sur le pré. Il se mit à labourer mais, de la terre sèche, la poussière s’éleva, comme si l’esprit de l’enfer lui-même avait été derrière la charrue.

     Il s’habitua vite à la ferme. Il n’aimait pas trop travailler lui-même, mais il savait bien commander et diriger les valets et les servantes. Ils couraient comme s’ils avaient été poursuivis par les chiens. Le soir, il leur jouait du kannel et leur racontait d’étranges histoires de sa vie.
     La maîtresse était amoureuse de lui, elle ne savait assez le louer et le flatter. Et à ces moments-là, l’homme devenait subitement sentimental. Des larmes lui montaient même aux yeux et sa voix tremblait quand il disait :
     — En quoi ai-je mérité votre estime ?
     Et il partait dans la forêt et grimpait aux arbres dénicher des nids d’oiseaux. Ou bien il restait des heures entières au bord de la mer et rêvait.
     Un jour, il attrapa un chevreuil et l’amena vivant à mademoiselle. Une autre fois, il apporta un épervier, auquel mademoiselle ne tenait pas beaucoup.
     — Que devrais-je donc vous apporter ? se lamenta Nipernaadi.
     Elle le regarda et dit :
     — Mais rien !
     — Rien ? s’étonna Nipernaadi. Cela veut dire : rien ? Mais je pensais que c’était très ennuyeux pour vous d’être seule à la maison. Vous n’avez même pas de bête pour vous amuser. Le pasteur même ne vient vous voir que très rarement. Mais il ne faut pas se fâcher pour cela. Quand on boite ainsi, ce n’est pas si facile.
     Et quand mademoiselle l’eut regardé d’un air fâché, Nipernaadi dit rapidement, effrayé de la colère d’Ello :
     — Pardonnez-moi. Je suis un homme simple, je ne sais pas parler convenablement.
     — Ce soir, vous m’accompagnerez chez le pasteur, dit subitement Ello. Ce n’est pas gai d’y aller seule et vos histoires sont très inattendues… Aujourd’hui, je dois précisément fixer la date du mariage.
     — Comme c’est gentil et charmant ! dit gaiement le garçon. Alors, il se peut que le vieux Nipernaadi puisse encore danser avant de retourner à ses filets.
     Le soir venu, ils marchèrent tous deux vers le presbytère. Mais Nipernaadi était morne et ne cherchait pas la conversation. Il marchait en traînant les pieds, les yeux attachés à la terre. Il semblait que rien ne l’intéressât plus, pas même mademoiselle, qui marchait gaiement devant lui.
     — Vous ne dites rien aujourd’hui ? demanda Ello, étonnée.
     Le garçon ne répondit pas. Il leva distraitement les yeux :
     — Pourquoi donc Nipernaadi ne dit-il rien , demanda de nouveau mademoiselle. Mon Dieu, quel drôle de nom vous avez. Et vous-même, vous êtes grand, courbé et osseux ! Et vos mains sont grandes comme des pelles. Pourquoi ne restent-elles jamais tranquilles ? À vrai dire, vous convenez très bien comme tailleur de village qu’on amène sur un chariot, d’une ferme à l’autre… Dites-moi, quelqu’un vous a-t-il jamais aimé ?
     — Pourquoi me torturez-vous ? demanda le garçon d’une voix tremblante.
     Mademoiselle le regarda avec étonnement.
     — Ai-je fait cela ? demanda-t-elle.
     — Je ne sais pas, répondit Nipernaadi. Et, après être resté longtemps silencieux, il dit subitement
     — Je suis malheureux d’être venu à votre ferme. Pourquoi suis-je venu justement ici ?
     — Pourquoi ne vous plaisez-vous pas ici ? demanda Ello.
     — Ne remarquez-vous pas que je vous aime ! s’écria Nipernaadi avec douceur. Pourquoi devrais-je le cacher comme un lourd péché ? Je suis à vos côtés, comme un bouffon dont on se moque et qu’on raille. Je suis comme un mendiant qui est obligé de vivre d’aumônes. Croyez-vous que je connais pas ma laideur, que je ne sais pas combien je suis ridicule ? J’aurais dû être ramoneur ; alors, j’aurais été couvert de suie et personne n’aurait pu remarquer ma laideur… Mais pendant les nuits de lune, je me serais tenu debout sur les toits et peut-être quelque vieille fille se serait arrêtée et m’aurait regardé de la rue en m’admirant comme un héros. Je sais qu’il faudrait m’envoyer sur une île déserte pour que je ne puisse plus heurter le sentiment esthétique d’autrui. Mais je vous aime — et je n’y peux rien, moi, le pauvre Nipernaadi. Regardez, même le moineau est heureux, même la vipère lève la tête, mon Dieu — même le pasteur boiteux a l’intention de vous épouser.
     — Taisez-vous ! cria mademoiselle, débordante de colère.
     La voix de Nipernaadi s’adoucit ; il poursuivit, en sourdine :
     — Je vous aime, pardonnez-moi, pardonnez-moi ! Je voudrais vous prendre sur la main, comme un oiseau, et admirer vos grands yeux effrayés. Je vous donnerais de nouveaux noms que personne n’a jamais entendus. Je vous garderais, je vous embrasserais. Je voudrais me promener avec vous, la main dans la main, à travers les champs, les vallées et les rivières. Le soleil brillerait, les arbres s’inclineraient et même le doux sifflement du vent nous accompagnerait. La mousse tendre serait notre lit et je vous montrerais les étoiles dans le ciel nocturne.
     — Vous êtes simplement insupportable, s’écria Ello, furieuse. Pourquoi me dites-vous de pareils non-sens ?  
     Mais Nipernaadi n’entendait rien.
     — Je ne désire rien d’autre, continua-t-il, que vous m’écoutiez de temps en temps et que vous ne vous fâchiez pas de ma stupidité. Ce serait-il difficile pour vous ? C’est clair : jamais je ne vous prendrai sur ma main et jamais vous ne pourrez connaître mon amour. Tenez mes paroles pour une simple plaisanterie.
     — Taisez-vous à la fin ! cria mademoiselle. Ne voyez-vous pas que nous sommes arrivés au presbytère ?
     Nipernaadi revint à lui. Il s’arrêta timidement et essuya la sueur de son front. Il fut tout à coup misérable et malheureux. Ses gros sourcils tremblèrent et sa grande bouche esquissa un sourire forcé. Il respira difficilement et soupira.
     Quand Ello entra chez monsieur le pasteur, il s’assit sur le seuil du presbytère et attendit. Le rire et les cris de la jeune fille lui parvenaient de l’intérieur. Une heure passa, une deuxième — la pleine lune nagea dans le ciel. Il attendait, avec impatience, en fumant sa pipe. Il était très tard quand mademoiselle sortit enfin, accompagnée du pasteur.
     — Tiens, tiens, voici ton valet romantique ? remarqua le pasteur, en examinant le garçon à travers ses lunettes.
     Nipernaadi se leva paresseusement, leva son chapeau et dit :
     — Bonsoir, honorable monsieur le pasteur, pourquoi ne boitez-vous pas jusque chez nous ?
     — Notre mariage aura lieu dans quinze jours, interrompit Ello. Puis elle se jeta dans les bras du pasteur confus, l’embrassa et s’envola comme un oiseau sur le chemin de la maison. Nipernaadi la suivit longtemps des yeux, puis retourna brusquement dans la forêt. Il débordait de rage. Il courut entre les arbres en trébuchant et en jurant.
     — Elle ne veut pas de moi hurla-t-il. Quel orgueil ! Et bien que je sois laid ! Et que je sois tailleur, pêcheur ou Dieu sait encore quoi ! — Et il rit à gorge déployée, si haut que la forêt résonna dix fois et que les oiseaux s’envolèrent comme des traits.
     Il ne rentra que vers le matin. Sa colère était passée. Il s’approcha silencieusement de l’ait de Tralla et frappa.
     — Chère Tralla, dit-il d’un ton caressant. Laisse-moi entrer un peu.
     La jeune fille, ensommeillée, ouvrit la porte.
     — Ne crains rien, ma chère enfant, dit Nipernaadi. Grimpe de nouveau sous la couverture et n’aie pas de soucis. Je vais m’asseoir au bord de ton lit et causer un peu. As-tu très sommeil, chère Tralla ?
     — Pas du tout ! répondit la jeune fille en se frottant les yeux.
     — Ne te dérange pas, dit Nipernaadi compatissant. Fais comme chez toi.
     Il caressa la tête de la jeune fille.
     — Ah, mon petit amour ! dit-il tendrement. Pourquoi t’appelle-t-on Tralla-l’idiote, toi, une jeune fille aussi raisonnable et aussi gentille ? Il est assez probable que nous devrons bientôt partir d’ici. Ils disent que je suis tailleur et ils ont l’intention de salir mon visage avec de la suie. Ils disent que je ne serai un homme qu’au haut d’une cheminée !… Comment comprends-tu cela, chère Tralla ?… Non, non, il n’y a plus grand-chose à faire ici. Monsieur le pasteur sera bientôt le patron et dès lors, on pourra labourer, la charrue dans une main et la Bible dans l’autre… Et pour finir, on t’insultera encore de Belzébuth, de Nicodème, d’Abraham et de toute la séquelle. Cela te plaira-t-il encore ? Évidemment non !
     « Oh, mon petit oiseau, comme tes bras sont tendres et tes cheveux doux. Dis, Tralla, ne me voudrais-tu pas comme mari ? Ne me crains pas, je suis un enfant aussi naïf que toi. Je cours après le vent et je chemine, Dieu sait pourquoi… Réfléchis, Tralla, il ne faut pas me répondre tout de suite. Nous nous établirons dans la forêt. Et nous achèterons une vache, sais-tu, une rouge avec une tache blanche sur le front.
     « Ah, chère Tralla, pourrais-tu vraiment m’aimer, bien que je sois pauvre, plus pauvre que personne en ce bas monde ? Je n’ai même pas d’autre chemise que celle-ci et, une fois par semaine, la nuit, je vais en secret la laver dans la rivière. Vois-tu, je suis ainsi. Et quand mes bottes seront usées, le Seigneur seul sait si j’aurai encore une nouvelle paire. Mais j’ai quand même beaucoup de force et je te ferai construire une petite, toute petite cabane. Quant à la nourriture, Dieu dans les cieux y pourvoira lui-même. Pourquoi les puissances célestes ne pourraient-elles pas prendre soin de nous, alors que, petits misérables, nous joignons humblement les mains et prions.
     « Dis-moi, chère Tralla, qui t’a appris à loucher si gentiment. Ne veux-tu pas me l’apprendre également ? C’est si charmant ! Regarde quelles petites mains blanches tu as. Dis, les as-tu jamais regardées ?
     Nipernaadi bavarda longtemps ainsi au bord du lit de la jeune fille. Le soleil était haut quand il sortit de l’ait. Le patron était au milieu de la cour et appelait furieusement Tralla. Mais en voyant Nipernaadi sortir de l’ait, il devint plus gentil, cligna malicieusement des yeux et dit :
     — Il fait assez beau aujourd’hui.
     Nipernaadi répondit avec le sourire :
     — Ça va. Seulement, il faudrait un peu de pluie.
     
     Tralla se promenait, les yeux pleins de larmes.
     — Oh, mon Dieu, soupirait-elle, que dois-je faire ? Nipernaadi m’aime.
     Elle avait honte, sans savoir pourquoi. Elle était malheureuse et n’osait plus s’approcher du garçon. Elle sentait lourdement le fardeau qu’on avait mis sur ses épaules, une responsabilité dont elle ne pouvait expliquer le sens. Dans son âme intime, elle se savait stupide, inutile, et elle était accoutumée aux injures et aux malices. Et maintenant, subitement, on demandait son amour et ses conseils.
     Sa première intention fut de s’enfuir dans la forêt et de ne plus jamais revenir.. Mais ensuite, elle se prit à réfléchir et trouva qu’une pareille façon d’agir pouvait conduire le garçon à sa perte. Et elle ne trouva pas de réponse. Elle ne fit que soupirer et se lamenter. Quand elle était seule, elle donnait libre cours à ses larmes.
     — Pauvre Nipernaadi, soupirait-elle, pauvre garçon, que deviendrais-tu ?
     Mais les derniers jours, Nipernaadi fut très sérieux. Il ne prit garde ni à Tralla, ni à la patronne, ni à Ello. Il était allé au magasin acheter du papier, des crayons et différents instruments de mesure. Et il resta dans sa chambre plusieurs jours et plusieurs nuits. Il dessina, calcula et ensuite, courut à la rivière, mesura la profondeur de l’eau et reprit son travail. Il était très mystérieux et important et ne daignait même pas répondre à mademoiselle, quand celle-ci le questionnait.
     Quand, à la fin, la patronne demanda, soucieuse :
     — Cher Nipernaadi, que fais-tu là durant des jours et des nuits ? le garçon répondit, l’air contraint, mais pourtant assez haut pour que tous pussent l’entendre :
     — Mais qui donc devrait travailler, si ce n’était moi ! Peu importe à vous tous que la ferme coure à sa ruine. Personne n’a jamais pensé que les prés sont devenus des marécages. L’embouchure de la rivière s’est obstruée au cours des années et l’eau ne peut plus couler à la mer. Il aurait fallu, depuis longtemps, approfondir l’embouchure de la rivière.
     Tout le monde l’écouta, bouche bée, et Nipernaadi poursuivit :
     — Comment pourrais-je partir quand la besogne la plus importante reste à faire ? Mademoiselle va se marier. Monsieur le pasteur aura demain ou après-demain tous ces champs et ces prés — quelle honte ce serait de les lui donner dans un état pareil !
     Quand il eut assez calculé, dessiné et mesuré l’embouchure, il revint un soir, tout joyeux, à la maison et dit gentiment, mais péremptoire, à Ello :
     — Mademoiselle, aujourd’hui, vous viendrez avec moi à l’embouchure de la rivière.
     — Pourquoi ? demanda Ello d’un air contraint.
     — Vous le verrez bientôt, dit Nipernaadi mystérieusement.
     Ella jeta un châle sur ses épaules et le suivit. Nipernaadi ne dit pas un mot tout le long de la route. Il siffla, rit et se frotta les mains. Ce n’est que quand ils arrivèrent à l’embouchure qu’il devint plus prévenant envers la demoiselle, la pria de s’asseoir à côté de lui et dit :
     — Ma chère enfant, puis-je te confier mon secret ? — Il tutoyait même mademoiselle. Regarde, poursuivit-il en hâte. Je ne suis ni tailleur, ni pêcheur, ni fermier. Tout cela était simple plaisanterie ! J’ai été forcé de tromper les gens d’ici et toi également, car vous m’auriez certainement chassé de la ferme. J’ai été forcé de jouer au valet imbécile, de labourer les champs et Dieu seul sait encore tout ce que j’ai fait. Oui, ma chère Ello, je me souviendrai à l’avenir de cette période comme de la plus comique de ma vie… Je suis, en réalité, archéologue. Toute ma vie, j’ai étudié dans des livres aussi gros que la Bible. Et regarde, ma chère enfant, j’ai trouvé là des choses que les autres ne peuvent même pas rêver.
     Il semblait pris de délire et continua, en marchant de long en large :
     — Au temps du roi Erik XIV de Suède, le paysage ne ressemblait en rien à l’actuel. Au lieu de cette petite rivière, coulait un fleuve large et profond qui transportait sur son dos de grands navires de guerre et des bateaux marchands à travers tout le pays. Sur ses rives, se trouvaient une grande forteresse, des villages et des entrepôts de marchandise. Ici, passait la célèbre route commerciale qui conduisait chez des peuples lointains. C’est pourquoi, il y a eu ici des guerres sanglantes et des combats terribles dont l’enjeu était le pouvoir suprême. Au temps d’Erik XIV, le roi des paysans, toute la flotte d’or que le roi avait envoyée au secours du pays, coula ici au cours d’une forte tempête. Ce fut une perte immense, ma chère Ello. Le temps passa, le fleuve se dessécha, son embouchure s’obstrua, mais l’or gît encore aujourd’hui au fond de la rivière Regarde, justement ici, à tes pieds. Personne ne saurait évaluer les trésors immenses qui reposent, ici, sous le sable jaune.
     « Mais mon Dieu, cela ne serait encore rien. Il est très possible que cet or m’aurait laissé indifférent. Il est certain que je n’aurais pas abandonné pour lui ma chère maison, et que je ne me serais pas habillé de ces haillons pour jouer au valet, si une autre chose n’avait aussi captivé mon attention.
     « Dans cette rivière, sont cachées des perles, des perles pures comme des larmes.
     « Jadis, au temps de l’impératrice Catherine la Grande, toute une colonie de pêcheurs de perles se trouvait ici. On y a ramassé des fortunes immenses. La rivière a donné à des milliers de gens, la richesse et le bonheur. Des bateaux du monde entier se trouvaient au port et ils transportaient cette précieuse fortune partout… C’est alors que vinrent les guerres, les longues et sanglantes guerres. Les anciens gouverneurs et les pêcheurs de perles furent assassinés ou s’enfuirent des villages et des forteresses. Seules les perles ne périrent pas, mais se multiplièrent toujours, sans que personne le sût.
     « Mon Dieu ! je puis devenir fou en pensant que je me trouve devant des richesses que personne au monde ne possède. Aucun roi, aucun gouverneur n’a rien à côté de ce qui se cache au fond de cette rivière. On pourrait les prendre pour des mendiants en les comparant à moi. Le jour où je fis cette découverte, je devins ivre comme un vagabond affamé qu’on aurait conduit de la rue à la Couronne. Je délirai — le monde entier m’était ouvert, je pouvais acheter des royaumes, renverser des rois ; je pouvais éparpiller des richesses dans la rue, selon mon caprice.
     « Mais quand le premier enthousiasme fut passé, une inexplicable tristesse pénétra dans mon âme. À quoi bon tout cela ? Que ferai-je avec des royaumes, des couronnes et la renommée ? J’aurais préféré redevenir pauvre. De lourds fardeaux d’or oppressaient mes épaules. Les perles scintillaient, mais elles étaient froides. Je suis pourtant un rêveur, un étrange oiseau chantant qui tient plus au soleil, aux fleurs et à la petite Ello qu’à la fortune. Je suis même devenu inquiet au point que je ne pouvais plus dormir. J’étais avéré inutile. Pourquoi ai-je usé ma jeunesse et ma force ? Pourquoi ai-je passé des nuits sans sommeil ? Est-ce pour m’établir dans mon château et contempler tristement le coucher de mes derniers jours ?
     « Ah, ma chérie, veux-tu que je te fasse faire un collier de perles afin que tu puisses te promener au clair de la lune et t’admirer ? Veux-tu que je te fasse bâtir un château et que je t’offre cinq cents esclaves qui surveilleront ta beauté et défendront ta quiétude ? Je te rendrai visite une fois par jour dans ce même costume de valet. Ou devrais-je te faire construire des chemins de fer pour que tu puisses aller partout où le désire ton cœur ? Non, maintenant, je sais ! je vais t’offrir une poupée, une grande poupée avec de grands yeux sérieux. Peut-être qu’ainsi tu seras un peu plus gentille et ne seras-tu plus fâchée contre le pauvre Nipernaadi.
     « Mon Dieu, tu te tais, tu es soucieuse. N’ai-je pas comblé tes désirs ? Dis-moi donc ce que je devrais faire ? Désires-tu être impératrice, reine parmi les princes ? Je le peux également. Les couronnes tomberont par le pouvoir de ma fortune et les peuples courront après moi comme les prophètes après le Sauveur. Ma petite enfant, tu ne connais pas encore le pouvoir de l’or et le charme des perles. Un mendiant peut devenir empereur et le plus misérable esclave, chancelier d’État.
     « Dis-moi seulement ce que tu veux et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. Ah, combien sont lourds les fardeaux d’or que je dois porter sur mes épaules ! Les perles brûlent mon âme! Prends-les, je vais partir d’ici, comme j’y suis venu, pauvre, misérable, mais heureux et enivré de la nature du Seigneur. Regarde ces eaux qui ruissellent devant toi ! Combien de possibilités et de bonheurs elles cachent dans leurs vagues ! Je t’aime, Ello — pardonne-moi, je t’aime ! Est-ce ma faute ? Suis-je vraiment si laid ? Mais non, ne dis rien ! je le sais par moi-même ! il y a déjà longtemps que je le sais.
     Ello était assise à côté du garçon, silencieuse et sérieuse.
     — Tu délires, dit-elle soudain.
     — Quoi, quoi ? rit-il à pleine gorge. Ici, dans cette rivière, il n’y a pas de perles, dis-tu ? Je délire ? Eh bien, alors, je dois te donner des preuves et, regarde, si tu ne veux pas me croire.
     Il tombe à genoux devant Ello et dit ardemment :
     — Crois-moi, ma chérie ! Je peux même jurer au nom de Dieu et de tout ce qui m’est cher. Crois-tu sincèrement que les prairies de ton père sont tellement importantes pour moi que je travaille pour elles ? Que je calcule, dessine et mesure pour lui ? Mon Dieu, tu es aussi naïve que la stupide Tralla. Pourquoi devrais-je rêver ? Mais tu verras bientôt. Demain ou après-demain, des ouvriers arriveront ici, beaucoup, beaucoup d’ouvriers. Et mon exploitation de forage commencera. Des pêcheurs de perles viendront également, des hommes grands et sérieux qui ont des yeux aussi grands que ceux des hiboux. Et ici, sur la plage sablonneuse, je ferai construire de belles maisons pour eux, afin qu’ils n’aient pas honte de leur foyer. Et je ferai même venir des jeunes filles de la ville, pour qu’ils ne s’ennuient pas. Regarde, ma chère Ello, je voudrais savoir si tu pourrais m’aimer un peu ou si j’en serai réduit à faire venir une jeune fille de la ville pour moi.
     — Tu ne veux pas encore comprendre, dit Ello, doucement, que dans quinze jours, j’épouserai monsieur le pasteur.
     — Vraiment ? s’écria Nipernaadi, étonné. Quelle stupide nouvelle ! Mais nous saurons bien régler le compte de ce misérable. Nous le ferons cardinal ou nous l’enverrons comme pape à Rome. À moins qu’il soit préférable de le faire passer dans un couvent pour qu’il puisse méditer un peu sur sa vie immorale. Non ? Tu ris, tu ne veux pas ? Tu es si jolie et si gentille quand tu ris.
     « Veux-tu, petite Ello, que je retourne sa pomme d’Adam ? Au milieu de la prédication, je bondirai sur la chaire et je le jetterai dehors comme un chaton. Veux-tu que je lui casse aussi l’autre jambe ? Je m’arrange très bien de pareilles choses. C’est un jeu pour moi
     — Je crains que tu ne sois vraiment fou, dit Ello, en tremblant.
     — Ne crains rien, dit Nipernaadi généreusement. Je n’entreprendrai rien sans ton accord. Regarde quelles fortes mains j’ai, touche mes muscles — mais non, ne crains rien. Avec ces mains, nous ne resterons jamais en détresse, même si nous rencontrons le diable. Quand mes fouilleurs d’or et mes pêcheurs de perles seront ici, nous ferons construire un château, et de là, nous regarderons les ouvriers se démener comme des fourmis à l’embouchure de la rivière, à trouver sans cesse de nouveaux trésors. Toi, tu les commanderas, tu seras généreuse pour les braves et sévère pour les paresseux. Tu seras la princesse adorée de tous. Mais prends garde, mon amour, Nipernaadi seul pourra passer ton seuil. Tous les autres soupirants seront jetés à la mer, comme de grands criminels. Seul Nipernaadi pourra te prendre les mains, regarde, ainsi…
     — Laisse-moi, cria Ello.
     — Pourquoi devrais-je le faire ? demanda Nipernaadi, étonné. Tu ne veux pas de moi ?
     — Non, cria brusquement Ello en repoussant le garçon. Elle se leva et s’enfuit vers la maison.
     — Non, non, non répéta l’écho de la forêt.
     Le jeune homme tomba sur la berge, comme frappé par la foudre. Il resta longtemps ainsi. Ses épaules tremblèrent. Le grand homme pleurait.
     La pleine lune souriante était au milieu du ciel.

     Le lendemain matin, Nipernaadi se rendit avec le patron à la maison communale. Personne ne savait pourquoi. Ils sautèrent amicalement dans la voiture et partirent en faisant beaucoup de bruit.
     Le garçon expliqua au patron qu’il prenait tous les frais de forage à son compte. Et, en échange, le patron lui donnait quelques « vakamaa » de terre à la berge.
     — Il ne me reste plus beaucoup de jours jusqu’à la richesse, dit Nipernaadi en guise d’explication. Pendant combien de temps voudrais-tu ainsi servir des étrangers ? De plus, je suis pêcheur et, quand arriveront les jours de la vieillesse, je ferai construire une petite cabane sur la berge. Peut-être Dieu me donnera-t-il la chance et la richesse, peut-être aurai-je un canot et des filets, et je pourrai ainsi terminer mes jours sans soucis.
     Le patron marqua son accord et ils se rendirent à la maison communale pour dresser le projet de contrat. En même temps, Nipernaadi envoya aux journaux une annonce par laquelle il demandait un grand nombre d’ouvriers, de constructeurs, d’ingénieurs pour des travaux de construction et de forage. Il fallait faire les offres à l’adresse de la ferme.
     En revenant, il entra dans la chambre d’Ello, d’un air excité et lui montra le projet de contrat.
     — Regarde ce papier, dit-il gaiement. Ton père m’a loué l’embouchure de la rivière pour cinquante ans. Penses-tu que ce temps suffira pour explorer le fond de la rivière et exploiter ses trésors ?
     Ello ne voulut pas en croire ses yeux. Elle examina longtemps le contrat. Ainsi, Nipernaadi lui avait tout de même dit la vérité !
     Mais quand, au cours des jours qui suivirent, Nipernaadi commença à recevoir d’innombrables offres pour les travaux, l’étonnement du fermier ne connut plus de bornes.
     — Dieu seul sait qui est vraiment ce Nipernaadi, dit-il d’un air mystérieux à sa femme. Ce n’est certainement pas un valet ou un pêcheur.
     Mais quand on questionnait Nipernaadi lui-même, il prenait un air malicieux et contraint et disait :
     — J’ai beaucoup d’amis et ces coquins ont trouvé mon adresse.
     À Ello seule, il montrait les lettres par lesquelles les ingénieurs, les constructeurs et les ouvriers lui offraient leur travail ou leur avis.
     — Ils arriveront certainement ici bientôt, lui expliquait-il fièrement, et j’ai déjà répondu à tout le monde. Eh, il y en aura du travail, quand toute cette foule arrivera à la fois. Je devrai probablement faire construire des petites baraques sur le promontoire, faute de quoi il n’y aura pas de place pour toute cette bande de sauterelles.
     Et il s’informait en fait des prix du bois, il s’entretenait avec les entrepreneurs de transport, au sujet du prix des chevaux. En somme, il était en course du matin jusqu’au soir et on le voyait rarement à la ferme. Il y entrait un instant, lisait en hâte les lettres reçues et courait de nouveau dehors. Ello était toute transformée ; elle était toujours sur le seuil quand Nipernaadi rentrait et elle courait à sa rencontre.
     — Quand me feras-tu construire le château que tu m’as promis ? demandait-elle en plaisantant et les yeux brillants.
     — Bientôt, bientôt, riait le garçon. De pareilles choses ne peuvent être prêtes en une nuit. Tu vois, ma petite, combien je dois courir et me démener. Tant que mes collaborateurs ne sont pas là, je dois travailler tout seul.
     — Mais mon mariage est tout proche, dit Ello subitement, et ses grands yeux se remplirent de larmes.
     — C’est vrai ? s’écria Nipernaadi effrayé. Il faudrait que nous parlions un jour de cela sérieusement, n’est-ce pas ?
     Mais les jours passaient. Ello était impatiente, elle attendait ; Nipernaadi ne disait rien. Nipernaadi était toujours en courses. Le nombre de ses lettres augmentait chaque jour.
     À la ferme, on ne s’intéressait plus beaucoup à lui. Tout le monde était occupé aux préparatifs du mariage. Tantôt, c’était le patron qui allait à la ville, tantôt c’était la patronne, et parfois tous les deux ensemble. Les caravanes de marchandises arrivaient l’une après l’autre de la ville, comme pour la foire annuelle.
     Seule Ello ne participait pas à cette activité. Elle était soucieuse et triste et avait souvent les yeux rouges. Elle se plaignait sans cesse de maux de tête. Elle était nerveuse et ne voulait même plus aller chez monsieur le pasteur. Ce n’est que quand Nipernaadi était dans la pièce qu’elle essayait d’être gaie. Elle riait, plaisantait et regardait le garçon avec des yeux amoureux ; mais Nipernaadi, morne, se montrait avare de paroles ; il soupirait et ne levait pas les yeux.
     — Pourquoi es-tu si triste ? demanda Ello.
     — J’ai trop de travail et de soucis, se plaignit le garçon. Ces richesses me rendront vraiment vieux prématurément. Je regrette d’avoir entrepris toute cette rude besogne… Ah, pourquoi ne les as-tu pas acceptées quand je t’en ai prié à genoux. Maintenant, je suis étouffé par leur lourdeur.
     C’était l’après-midi. Le ciel était nuageux, les arbres frémissaient. On était à la veille du mariage. Ils étaient tous deux assis au bord de la rivière. Nipernaadi avec adresse lançait des pierres dans l’eau et Ello remarqua que ses doigts tremblaient.
     — Te souviens-tu, demanda la jeune fille timidement, de ce que tu m’as dit cette fois-là ? Elle montrait le cap de la main. Le garçon inclina la tête.
     — Comment pourrais-je oublier ? s’écria-t-il.
     — Cette fois-là, tu m’as demandé quelque chose, poursuivit la jeune fille. Alors, j’ai dit non. Je ne sais pas pourquoi j’ai agi de la sorte.
     Elle se tut longtemps, puis continua :
     — Nipernaadi, quel nom bizarre tu as. Toi-même, tu es encore plus bizarre… Mais j’aurais quand même dû te répondre autrement… Quand je pense que, demain, mon mariage aura lieu avec celui-là — elle montrait l’église —, je voudrais m’enfuir d’ici. Nipernaadi, voudrais-tu te joindre à moi ? Je ne te connais pas. Je ne sais même pas s’il y a un brin de vérité dans ce que tu m’as raconté, mais ça n’a pas d’importance. Je t’ai un jour entendu parler à Tralla de la forêt où l’on pourrait vivre. Je ne sais si tu parles à tout le monde ainsi ? Mais alors, j’imaginais que nous vivrions au milieu de la forêt, dans la tempête et la neige… Mon Dieu je ne sais plus ce que je dis… Peut-être est-ce stupide et tu dois te moquer de moi. Tout le temps, chaque jour, je t’ai attendu. Mais tu es venu et tu n’as rien dit… Si tu pouvais savoir combien me répugnent les caresses de cet homme !
     Elle tomba dans ses bras. Il la saisit et la serra. Il pleura même.
     — Je ne sais pas qui tu es et d’où tu viens, chuchota la jeune fille. Toutes les histoires que tu racontes sont si neuves. Je ne peux plus me libérer de tes yeux flamboyants et tes paroles bourdonnent dans mes oreilles… Et je devrais me marier avec celui-là !
     — Non, non, cria Nipernaadi. Jamais, jamais cela ne pourra arriver. Nous nous enfuirons demain matin de bonne heure. Quand les invités arriveront, nous serons déjà loin d’ici. Mais, quant aux trésors — j’ai un frère aussi grand que moi. Nous l’enverrons ici pour diriger les travaux pendant notre absence. C’est un garçon très raisonnable, il ne nous trompera jamais. Et il nous expédiera notre or, afin que nous puissions vivre partout sans soucis.
     — Nous n’avons pas besoin d’or, dit Ello.
     — Si, si, discuta patiemment Nipernaadi. On ne doit pas dédaigner les biens. Oui, ma petite, tu es dans mes bras, dans les bras du vieux Nipernaadi. Et pour moi, tu abandonneras le pasteur, ta mère, ton père et même ces forêts et ces champs.
     — Oui, chuchota Ello.
     — Et tu me veux, jubila le garçon. Moi et pas un autre ? Et tu viendrais à moi, même, si je n’avais ni or ni perles ?
     — Oui, oui, répéta la jeune fille.
     Nipernaadi ne pouvait plus rester en place. Il lâcha un instant la jeune fille et gambada comme un enfant. Ensuite, il attira de nouveau la jeune fille sur sa poitrine, heureux, ivre, plein d’extase.
     — C’est entendu, demain de bonne heure, je frapperai à ta fenêtre et nous nous enfuirons loin d’ici. Nous enverrons ensuite mon frère pour recevoir les pêcheurs de perles ! 
     Heureux comme des enfants, remplis de rêves et d’espoir, ils revinrent à la maison vers minuit.
     Nipernaadi ne dormit pas. Il se promena sans repos dans la cour en soupirant. Des plis profonds parurent sur son front.
     — Nipernaadi, mon petit Nipernaadi ! chuchota quelqu’un sur le seuil de l’ait.
     Le garçon, effrayé, leva les yeux. Tralla était là, en chemise blanche.
     — Tu m’as dit que je devais te répondre, dit-elle. Maintenant, je te réponds, Nipernaadi. Je suis d’accord pour partir avec toi où tu voudras.
     — Vraiment, Tralla ? s’écria le garçon gaiement. Où je voudrai ? Je suis heureux, ma chère enfant. Tu es gentille, si incomparablement gentille. Mais maintenant, va dormir, Tralla. Nous parlerons de cela demain.
     — Oui, Nipernaadi, répondit humblement Tralla en fermant la porte de l’ait derrière elle.
     Le garçon demeura longtemps à la même place sans bouger. Tout à coup, il remarqua que le bord du ciel luisait. Il se glissa furtivement dans la maison, prit son kannel et ressortit. Il repassa la fenêtre d’Ello en retenant sa respiration, traversa le jardin et monta sur la colline. En arrivant sur la route, il respira légèrement. Mais quand le soleil se leva au-delà de la forêt, il s’arrêta un instant et regarda dans la vallée.
     Quand les premiers invités arrivèrent dans la cour. Nipernaadi était déjà loin…
     … Il marchait comme une pie, en sautillant et en gambadant comme un étourdi. Ses longues mains flottaient dans le vent tels des étendards. Il chaussait de grandes bottes, plissées en accordéon.

Traduit de l’estonien par Olga Karma. Adapté par J. Kaja-Koskinen [Jacques Baruch]