Les gants

    Helmut Taagepera pleurait. Plus il s’essuyait les yeux, plus ses larmes coulaient. Il jeta le couteau sur la table et courut jusqu’à l’évier. Sous le plafond graisseux, les ventilateurs tournaient, s’arrêtaient de temps en temps avec un déclic, puis se remettaient lentement en marche. Ils rappelaient à Helmut de grosses mouches qui auraient siroté trop de bière.
    Une main claqua douloureusement contre sa cuisse. Le visage rouge de Tamara, la plongeuse, dont les cheveux étaient collés par la sueur, apparut à côté de lui. Comme tourmentée par un démon, elle lui cria : « Qu’est-ce que tu fabriques encore avec l’eau ! Tu ne peux pas te mettre ailleurs ? Fichu vieillard ! Abruti ! »
    Helmut serra les dents et commença à battre en retraite à pas feutrés, tout en fixant Tamara d’un regard vigilant. Cela pouvait mal se terminer, car Tamara – Tamara des poubelles, comme on l’appelait à Viitna – était épileptique. Ce qui était bien, au moins, c’est qu’elle sentait toujours venir ses crises : quelques secondes avant de s’évanouir, elle se mettait à crier d’une voix perçante : « Ca vient, ça vient maintenant, cette saloperie, oh, putain ! » Plusieurs fois, Helmut avait dû lui ouvrir la bouche de force et y enfoncer une cuiller en bois ou un manche de couteau.
    Helmut frissonna – ces crises étaient éprouvantes –, puis il commença à déballer la caisse de poissons. Le patron était allé à l’aube au marché de Võsu. Les écrevisses et les crabes enveloppés dans des orties grouillaient bruyamment dans leur panier fermé, les huîtres étaient bien rangées sur la glace et les truites dans du papier absorbant. Helmut n’aimait pas les écrevisses, il avait déjà vu une puce au microscope et les écrevisses étaient à son avis comme d’immenses puces avec des pinces. L’eau bouillait déjà. Il plongea les écrevisses dans la marmite et chuchota : « Bien fait pour vous, sales suceuses de sang. » Il détestait les écrevisses cuites, car il s’imaginait qu’elles devenaient rouges à cause du sang qu’elles avaient ingurgité. Il jeta des branches d’aneth dans la marmite en murmurant : « Beurk ! Dégoûtant ! » Observant les écrevisses en train de cuire, il hocha la tête d’un air compatissant : « Oh, comme vous êtes immondes ! » Ensuite, il commença à nettoyer les truites.
    Lorsqu’il eut pris en main le premier poisson, Helmut cria : « Enfoiré de patron ! il a encore oublié ses gants dans la caisse de poissons. »C’était comme une espèce de maladie : le patron laissait traîner ses gants sales dans tous les endroits possibles : dans les caisses de poissons, sur les tables, les rebords de lavabo, les toits ou les capots de voiture, les comptoirs des magasins, dans les escaliers, sur la lunette des toilettes, aux fenêtres de la salle du restaurant, et même sur le coin de la cuisinière et sur l’interrupteur de la hotte !
    « Putain ! »
    Helmut lâcha la truite, sortit lentement les gants de la caisse et les posa devant lui sur la table : similicuir blanc, pressions en cuivre, avec des marques de vert-de-gris sur ceux de la main gauche. Sur les pressions était gravé : « NAPPA », « Germany » et « 7/2 ». La couture du pouce droit était défaite, un fil pendait. Les deux paumes étaient très sales. Beaucoup d’écailles de poissons. Helmut renifla : bitume, rivière, citron, lac, essence, mer, menthe forte, nicotine, crème solaire, urine, encre d’imprimerie, sel, poussière, ketchup, charbon.
    Il y avait encore d’autres odeurs, mais les pensées d’Helmut voyageaient déjà ailleurs. Il pétrit légèrement les gants dans sa main et lança un regard vers la cuisinière. Sa première pensée fut de jeter les gants au feu et de mentir en disant qu’il ne savait rien. Mais c’était une pensée fugace, il n’avait pas le droit de faire cela : lui, Helmut Taagepera, il s’était juré que… Attends voir, où est ce calendrier ? Il posa les gants sur la table et les observa d’un air pensif, puis il regarda furtivement en direction de Tamara qui faisait couler de l’eau dans l’évier et lavait la vaisselle bruyamment. Elle ne représentait aucun danger, tout allait bien, il pouvait agir librement. « Le jour est arrivé ! Je le fais ! Maintenant ! » murmura-t-il.
    Helmut n’avait pas oublié son premier jour de travail à l’Écrevisse d’or. Le patron était assis dans la grande salle, les jambes croisées, et ces mêmes gants puants traînaient sur un coin de la table, à côté d’un cendrier. Le patron tapota sa cigarette pour en faire tomber la cendre par terre et demanda : « Quel âge as-tu, chef ? » Helmut rougit jusqu’à la racine des cheveux et marmonna : « Quatre-vingt-onze ans. » Le patron fit un bruit de salive entre ses dents et cria : « Trop vieux, chef ! Trop vieux ! » Helmut ne répondit rien. Ça ne valait pas la peine de commencer à expliquer que ce n’était pas vrai. Le patron but une gorgée d’un lait fermenté très liquide et grumeleux, rota et demanda : « Qu’est-ce que tu sais faire, chef ? » Helmut Taagepera regarda les gants sur le coin de la table et murmura : « La cuisine. » Le patron hurla : « J’entends rien du tout ! » Helmut se pencha tout près de lui et cria : « Faire à manger ! » Cette réponse ne satisfit pas le patron. « Ça, tout le monde sait faire. Est-ce que tu saurais préparer, dans une grande marmite, un velouté d’écrevisses pour, mettons, une centaine de personnes ? Ou, par exemple, un brochet à la tsar pour soixante couverts ? » Helmut annonça tranquillement qu’il saurait parfaitement le faire. Il expliqua comment il procéderait et dans quel ordre il ajouterait les condiments. Quand il arriva au gingembre mariné, le patron l’interrompit et lui tendit la main en guise de contrat. Helmut serra cette main qui donnait l’impression d’être gonflée d’eau et son regard s’arrêta à nouveau sur les gants. Ceux-ci l’incommodaient, leur énergie était négative. Vraiment négative ! C’est à ce moment précis qu’il se fit cette promesse : « Cent jours. Et ce type mangera ses gants ! Il les mangera et il me félicitera ! »
    Helmut s’essuya les yeux comme pour chasser ce souvenir et pensa : « Cent jours ont passé. Il est temps ! » Il saisit son couteau préféré, un meatmaster de soixante-dix centimètres, arracha un cheveu à sa natte et le laissa tomber sur la lame étincelante. Le cheveu blanc se coupa en deux sans un bruit. Helmut avala sa salive, prit le menu et commença à l’étudier avec concentration. Le patron établissait le projet lui-même chaque matin. Les plats obligatoires étaient signalés par un point d’exclamation, les plats souhaitables étaient suivis d’un point d’interrogation. Tamara se mit à chanter, d’une profonde voix de gorge, un chant funèbre de vieux-croyants russes et Helmut soupira avec soulagement. Il savait par expérience que la chanson sur les fiançailles du brochet argenté et du tsarévitch noir durait près de quatre heures. Il avait donc tout son temps. Son regard s’arrêta sur le plat de viande numéro vingt-sept : paupiette de veau, accompagnée de pommes de terre aux herbes, sauce au sang et salade. « Exactement ce qu’il me faut », murmura-t-il. Il ouvrit le réfrigérateur, saisit une escalope sur l’étagère supérieure et la huma pour en évaluer la qualité. La viande était fraîche, bien froide et d’une belle couleur rouge clair, seul un endroit paraissait un peu défraîchi. Helmut versa dessus quelques gouttes de vinaigre de pomme et étala la viande sur la table. D’une main experte, il prit les pruneaux marinés, les carottes et le lard fumé, hacha l’ail et le céleri. Ses gestes étaient maîtrisés et rapides comme ceux d’un automate.
    Tamara ne s’arrêtait pas de chanter. La masse d’un quintal qui lui servait de corps oscillait et vibrait au rythme de sa chanson. De temps en temps, elle reniflait tristement et ravalait ses larmes : elle avait de la peine pour le tsarévitch noir dont la poitrine était déchiquetée par le vilain bec d’un corbeau.
    Helmut tira la langue en direction de Tamara, prit les gants, retira les pressions en cuivre et les cacha dans la poche arrière de son pantalon. Alors commença le travail de précision : le cuisinier coupa rapidement et avec application de minuscules bandelettes de similicuir.
    Le meatmaster allait et venait en chuintant sur la planche à découper en genévrier. La queue de cheval grise que portait Helmut, à la façon d’un corsaire, sautillait en rythme dans son dos musclé. Quand il ne resta plus des gants que des lanières de cuir presque aussi fines que des cheveux, il fit chauffer une poêle à feu vif et y versa de l’huile d’olive. Lorsque celle-ci commença à frire, il étala les bandelettes dans la poêle et remua avec énergie. Le cuir crépitait joyeusement en répandant une odeur appétissante. Tamara inspira profondément et demanda : « Qu’est-ce que tu prépares de bon ? » Helmut cria à travers la fumée et les crépitements : « Des paupiettes ! », puis il alluma un cigare. Un Havane lui suffisait pour toute la journée.
    En tirant des bouffées de fumée odorante, il écoutait le chant de Tamara. Maintenant, elle chantait que la pierre tombale était trop lourde et oppressait le cœur de la jeune fille, qu’il valait mieux mettre une petite croix de bois : ce serait plus léger et il serait plus facile de respirer dans la tombe. Helmut éteignit son cigare et retira la poêle du feu. Il étala rapidement la farce sur l’escalope de veau, égrena dessus les bandelettes et roula la viande bien serrée. Une fois les paupiettes fixées avec de longs bâtonnets de bois imbibés de marinade, il enfonça un indicateur de cuisson dans la viande et contempla avec fierté sa création. Il se lava les mains, contrôla la température du four et poussa le plat à l’intérieur. Le plat couina étrangement et Helmut, effrayé, ouvrit la porte. Non, tout allait bien. Il referma le four, regarda l’heure et soupira.
    La jeep verte du patron passa en vrombissant devant la fenêtre. Il entendit le moteur s’arrêter et la porte claquer. Puis des pas lourds résonnèrent sur le parquet de la salle et la porte de la cuisine s’ouvrit brutalement.
    « Au fait, lui lança le patron d’une voix exigeante, tu n’as pas oublié que j’ai des gens importants de Tallinn qui viennent déjeuner ? »
    Helmut, qui était en train de lever les filets des truites, hocha la tête : « Je n’ai pas oublié patron, pas du tout ! » Mais il riait en son for intérieur et s’imagina crachant au visage de son patron : pfuit ! Et encore une fois : pfuit !
    Le patron s’essuya la bouche avec sa manche : « Qu’est-ce que tu nous proposes ? Qu’est-ce que tu as au four ? »
    Helmut trancha la tête d’une perche d’un coup sec et marmonna : « Des paupiettes. »
    « Bien, cuistot ! Ça, c’est bien ! Vraiment bien ! » Le patron claqua des doigts et partit en refermant bruyamment la porte.
    Un peu plus tard, le cuisinier, debout en grand uniforme près du comptoir du bar, regardait manger le patron et ses invités. Lorsqu’il y avait des gens importants, le patron faisait lui-même le service, la tâche d’Helmut se bornait à emporter les assiettes et les plats vides. Les invités riaient, mangeaient et exprimaient leur contentement. Le patron croisa le regard d’Helmut et leva son verre de vin rouge en signe d’estime. En réponse, le cuisinier leva le pouce et hocha la tête. Le patron cria : « Bravo, t’es un vrai chef ! »
    Sur le comptoir traînaient les gants marrons en cuir lisse d’un invité. Helmut se rapprocha lentement de la colonne. Il toucha les gants du bout des doigts. Le cuir produisit un petit bruit rond et appétissant, suivi d’un grincement prometteur, légèrement graisseux.
    Helmut avala sa salive et serra le manche en ébène de son meatmaster. Son bras se tendit comme de lui-même et, d’un geste vif, il s’empara de la paire de gants. Le comptoir en bois était comme une planche à découper, aussi lisse et solide. Heureusement, les gants n’avaient ni pression ni boucle et déjà le meatmaster sifflait à son rythme habituel : en avant en arrière, en avant en arrière, de plus en plus vite…
    Un jeune homme avec des moustaches blondes en pointe bondit jusqu’à Helmut et cria : « Mais, qu’est-ce que tu fais ! Qu’est-ce que tu fais, vieux con ! »
    Helmut Taagepera, maître queux de quatre-vingt-onze ans, le regarda droit dans les yeux et murmura : « Tu boufferas ces gants, mon gars ! Tu les boufferas et tu me féliciteras ! »

Traduit de l’estonien par Fanny Marchal