Les loups

I

   Pendant ces nuits étouffantes qui font transpirer le corps tout entier, le père Benjamin dort moins qu’auparavant. À peine ses yeux se ferment-ils dans un léger assoupissement qu’il lui semble déjà que, d’un instant à l’autre, quelque lourd fardeau va opprimer sa poitrine. Il veille de nouveau de longues heures, paupières ouvertes, se met à gémir de désespoir et entend enfin très distinctement son cœur marteler ses côtes comme un gigantesque maillet. Non, mon Dieu, pourra-t-il tenir longtemps ainsi, lui, vieillard de soixante-douze ans, qui n’a pourtant plus la force de résistance d’un jeune ! Mais, plus il s’efforce de s’endormir rapidement, plus il se sent mal et, avant l’aube, au moment où ses yeux paraissent devenir plus lourds, il doit rester éveillé, uniquement parce qu’il n’ose pas s’assoupir. Cela lui arrive chaque fois qu’à deux ou trois heures environ, il éprouve un étourdissement qu’accompagnent en même temps une peur étrange de mourir subitement et la volonté de vivre encore, ne serait-ce que jusqu’à demain seulement… oui, jusqu’à demain seulement !
   Ce matin-là aussi, le père s’éveille de très bonne heure déjà, n’ayant dormi que deux heures peut-être, et maintenant, les yeux ouverts, il lui semble que quelqu’un l’a appelé tout bas. Épuisé, il lève sa grosse tête chevelue de géant, jette un coup d’œil sur la commode et voit qu’il n’est que quelques minutes passé deux heures. Mais il commence déjà à faire clair, car c’est la mi-été. Et, son regard tristement pensif tourné vers les carreaux de la fenêtre, il contemple longuement ces taches lumineuses sur le fond du verre terni, ces petites taches bizarres, un peu vacillantes, qu’il aperçoit déjà depuis le temps où il ne peut plus dormir régulièrement.
   Comme le père sait qu’il est inutile d’attendre la venue du sommeil, il se soulève un peu sur son oreiller, veut fumer, découvre cependant que la blague à tabac sur la table est vide et, en caleçon, il va dans la boutique pour prendre sur un rayon un paquet de tabac déjà choisi le soir précédent. Et parce qu’ici, dans l’obscurité régnant entre les barils et les caisses, on est bien mieux que dans la chambre du fond, où un matin couleur de corbeau s’est déjà faufilé, il y reste assis un moment, examine les rais de lumière filtrant entre les volets et rendant visible la poussière, écoute le grignotement des rats sous le plancher et ressent soudain une terreur puérile de tous les coins sombres qui semblent le guetter. Mais à cet instant, le bruit assourdi d’une conversation étouffée presque jusqu’à un murmure vient frapper son oreille, lui rappelant aussitôt sa fille et son gendre qui espèrent sa mort, de même que ses autres enfants, et, fronçant rageusement les sourcils, il quitte la boutique séance tenante, assenant, dans un accès de colère intérieure, un tel coup d’épaule à la porte que celle-ci s’ouvre avec fracas.
   — Canailles ! gronde le père entre ses dents. Ah, canailles que vous êtes !
   Il perçoit soudain des pas glissant furtivement qui se rapprochent de la porte de la cuisine. Eh bien, oui, ils viennent déjà moucharder par ici et chercher son cadavre, hé, hé ! pense-t-il vindicativement. Il se retire dans la boutique, jetant des regards autour de lui de dessous ses épais sourcils embroussaillés et demande ensuite bruyamment :
   — Eh bien, mille enfers, que fiches-tu par ici ? Qu’as-tu à voir dans ma chambre ? Attends que je t’attrape !
   Et il sort de la pièce sombre, si puissant, si menaçant, que son gendre en est intimidé soudain et veut s’éclipser au plus vile.
   Mais le vieux tonne de nouveau :
   — Tonnerre de Dieu. Veux-tu me dire ce que tu espionnes ici ? Qu’est-ce que tu as à foutre dans ma chambre ? Ne voulais-tu pas simplement me défoncer le crâne à coups de hache… Car, autrement, je ne crèverai pas, hé hé ! Eh bien, Joosep, n’écarquille pas tes yeux… réponds !
   Le cordonnier retrouve peu à peu son audace sournoise, sourit d’un air doucereux et commence sur le champ à expliquer qu’il leur semblait avoir entendu un bruit, comme si quelqu’un était tombé, et c’est pourquoi Marie l’avait envoyé voir si quelque accident n’était pas arrivé au père. Non, non, ce n’était pas lui, bien certainement pas lui, mais précisément Marie, la propre fille du père, si, si ! On dirait qu’il voudrait même extraire du père un mot de remerciement, mais, plus il parle, plus il s’embrouille, impuissant, dans des contradictions, et finit par s’enferrer lui-même. Jusqu’à ce que le père, ne pouvant plus le supporter, gronde d’un ton menaçant :
   — Qu’est-ce que tu bafouilles ici… comme un renard avec sa queue… pour effacer tes traces… Tâche plutôt de filer… Et dis à cette Marie que vous attendrez longtemps encore jusqu’à ce que je ne sois plus en état de vous tenir en respect !
   — Tu ne fais que toujours répéter ces sornettes ! Comme si nous attendions ta mort ! dit le gendre, affectant d’être offensé. Juste ciel, nous ne sommes pourtant pas des loups !
   — C’est précisément ce que vous êtes ! répond le père ironiquement, de véritables loups ! Du premier au dernier ! Pour une vermine comme toi, c’est encore naturel, car tu ne fais que chercher où tu pourrais bien agripper un sou sans peiner. Mais que tous mes fils et mes filles ne semblent plus faire autre chose qu’assiéger ma maison et me guetter… que je n’aille pas crever à leur insu… qu’ils n’arrivent pas à temps… Fi, corbeaux ! Eh bien, fous le camp !
   — Écoute, père, pourquoi donc ainsi… nous accuser, supplie maintenant Marie, elle aussi, apparaissant à côté de son mari.
   — Voilà ! N’est-ce pas ainsi ? que le diable vous emporte ! clame le père qui entre dans sa chambre et ferme la porte à toute volée.
   Et, de nouveau, il a l’impression d’entendre ce glissement furtif, plein d’expectative, même dans la cour et dans la rue maintenant, comme si ses enfants étaient réellement ici afin d’épier son trépas, comme s’il pouvait s’attendre à voir, d’un instant à l’autre, leurs yeux luisant de cupidité. « Mais attendez, attendez seulement », marmotte-t-il soudain tout bas, et il éclate de rire.
   Il demeure ainsi assis à sa place, immobile, presque une demi-heure, et puis son humeur semble s’améliorer et s’égayer au fur et à mesure que le temps passe. Nom de Dieu, quels enfants tout de même, ses sept fils et ses quatre filles, hé, hé, réfléchit-il encore en ricanant toujours tout bas. Il est vrai qu’à plusieurs reprises ils se sont mutuellement traînés devant les tribunaux ; de combien de torgnioles se sont-ils gratifiés réciproquement dans des rixes féroces ; combien de fois a-t-il lui-même, le père, chauffé leurs échines simplement avec un manche à balai ou un vieux fragment de bêche… et quels horions il en a reçu en échange, lorsqu’il n’avait pas été assez agile en se garant de ces taureaux enragés… Et si, pour le peu de bien qu’il leur laisserait, ils provoquaient une belle bagarre, il ne fallait également pas s’en étonner outre mesure. On dirait que ce n’est plus si pénible pour le père de supporter la certitude qu’il n’existe peut-être personne qui voudrait qu’il vive encore quelques années.
   Il caresse pensivement sa large barbe blanche, avale l’âcre fumée de sa pipe et regarde distraitement du côté de la fenêtre, par laquelle pénètre dans la chambre un peu de cette âpreté qui précède l’aurore. Les oiseaux encore ensommeillés gazouillent déjà, les chiens aboient, une brume d’un blanc presque lacté s’écrase contre les vitres grises, se rapprochant de plus en plus du sol. Elle s’enfoncera bientôt tout entière dans la glèbe, cette vapeur humide et rafraîchissante, qu’aucune puissance ne semblerait pouvoir emporter très haut et transformer en nuées. Tout est insolitement calme, oui, calme, malgré ces bruits occasionnels qui, néanmoins, augmentent et augmentent à chaque instant. Et, dans ce silence dont l’assaut avance de partout, le cerveau fatigué du père évoque tout à coup une vision étrange, comme s’il était assis quelque part au bord d’une rivière, regardant fixement par-dessus l’escarpement rocheux et apercevant distinctement le fond recouvert d’un sable bleuâtre, qui se trouve cependant si loin au-dessous de lui que la tête commence à lui tourner subitement. Et, de nouveau, le cœur du père frappe de tels coups qu’ils font sursauter même ses pieds de géant massifs, arc-boutés contre le plancher.
   La pendule se met à sonner. Quatre ? Non, vraiment, il n’a pourtant pas mal entendu, que diable ! Ces deux heures qu’il vient de passer sans sommeil se sont donc envolées assez rapidement et elles n’ont pas été un aussi grand supplice que de coutume, pense le père. Mais, alors, il s’avise d’une enveloppe grise se trouvant entre deux pots à fleurs en argile et il étend aussitôt la main pour la prendre, car il se souvient brusquement de son fils Uugu qu’il attend chaque jour.
   Le père relit une fois ces lignes peu nombreuses et concises lui annonçant qu’on a fini les examens de l’Université avec succès et qu’avant de commencer l’année de pratique, on serait heureux de passer les vacances à la maison, auprès du père. Bien sûr, maintenant, Uugu pourrait contrôler la santé du père et dire d’où proviennent ces accès de faiblesse et ces évanouissements subits. Bah, pas la peine de se tracasser encore pour ce cœur battant trop fort, c’est une bagatelle, puisqu’on retrouve ce défaut chez des personnes autrement plus jeunes que lui. Non, fichtre, ce garçon-là est tout à fait différent de ces autres, pense le père, et il sourit joyeusement. Puis il s’étend encore une fois sur son lit, bien qu’il n’espère plus pouvoir s’endormir. Mais le temps fuit aujourd’hui avec une rapidité vraiment incroyable, parce que bientôt il entend la pendule sonner cinq coups dans la chambre de sa fille. Et, contrairement à son habitude, ce jour-là, il s’endort réellement et ne se réveille que lorsque les rayons de soleil s’introduisant par la fenêtre effleurent déjà sa figure.
   Il se lève aussitôt, vivement, se sentant complètement reposé. Dehors, une chaleur tropicale règne probablement de nouveau, car l’air qui pénètre dans la chambre, par la fenêtre entrouverte, est lourd et sec, comme l’incandescence d’un poêle brûlant. Et le père veut, sur le champ, se pencher dans la cour, par-dessus les fleurs, pour se convaincre définitivement du bien-fondé de ses suppositions.
   Mais il s’arrête tout à coup, écoute attentivement et fronce coléreusement les sourcils. Mais oui, elle est donc ainsi de nouveau réunie, cette bande ! Il entend nettement la voix de sa fille moyenne conversant avec son fils Jüri, on perçoit aussi l’épouse de Karla disant une chose ou l’autre, Anna, cette femme de trieur, rit naturellement plus fort que tous les autres, hé, hé ! Esaü, lui non plus, ne peut pourtant pas manquer quand on se rassemble… comme sur les émanations d’un cadavre… pas même lui ! Mais le vent s’est levé et le père doit faire tout doucement s’il veut surprendre quelque chose de ces délibérations privées qui ont lieu là-bas en ce moment.
   — Oui, cela a l’air d’aller vraiment trop rapidement avec le malheureux… dit Marie. Hier, il est de nouveau tombé sur le nez. À peine a-t-il pu se relever.
   — C’est effrayant, confirme Jüri, en apparence, quel ours ! Mais, sans crier gare, le voilà qui titube et s’effondre comme un sac. Un malheur, un vrai malheur.
   — Il ne restera plus longtemps debout, ça, c’est sûr, dit Anna, moi, j’ai déjà vu des choses pareilles. Un beau jour, une attaque l’atteint, et, fini !
   — Il… se surmène aussi trop, prononce maintenant Joosep, le conjoint de Marie, s’il nous remettait au moins cette boutique ! Pas en toute propriété, non, mais comme ça… que nous puissions y travailler et mener les affaires. Mais va le lui dire ! Prends garde qu’il ne te saute pas dessus !
   — Oui, oui, cette boutique, il faudra en causer encore, dit la femme de Karla, et le père conçoit aussitôt que cette mégère acariâtre est prête à lutter avec les autres pour chaque petit paquet de thé même.
   — C’est juste, c’est juste, il faudra en causer, approuve Joosep. C’est drôle, pourtant ! Car, bien qu’il prétende obstinément être capable d’agir lui-même encore, c’est tout de même sûr que nous ne faisons autre chose ici que le soigner et le dorloter comme un poupon. Il faut pourtant que quelqu’un subvienne à tous ces frais. Car lui, il ne sait qu’abreuver ses copains et cela ne l’intéresse pas le moindre du monde de savoir s’il gagne encore des sous ou non. Mais, comme j’ai déjà dit, va le lui expliquer.
   — Nom d’un chien, quelles histoires sont-ce maintenant ? demande Jüri soudain en vociférant.
   — Des drôles de mots, en effet, soutient la femme du trieur.
   — Mais… diable, jure Esaü, lui aussi.
   Le père en a assez cependant. Nom de Dieu, maintenant, ils vont voir quelque chose, hé, hé, maintenant, ils vont voir quelque chose ! Tout doucement, il se dirige vers la cuisine, prend dans un coin la grande hache servant à fendre le bois et, traversant l’antichambre d’un pas ferme, émerge dans la cour, ses cheveux blancs voltigeant autour de sa tête, la poitrine velue découverte, son caleçon un peu de travers sur ses hanches puissantes.
   — Hé ! Vous autres… que foutez-vous ici ?
   Il demande ceci d’une voix parfaitement calme, mais ses yeux gris sont si mauvais et menaçants que tous se taisent sur le champ. Hé bien, une hache, on ne peut pourtant pas savoir, avec un tel assassin, semblent-ils réfléchir, regardant tour à tour les dents du vieux étincelant sous sa barbe et ces bras durs et musclés d’où un danger imminent semble les menacer. Ce n’est qu’après quelque temps qu’Esaü peut bégayer :
   — Bah… vois donc… bonjour, père, comment ça va ?
   — Toi, tu sais, mets-toi ton « bonjour » au cul ! éclate le père irasciblement, ne lui laissant plus rien ajouter. Allons, filez, filez, louveteaux ! Et que je ne vous sente même plus ! Est-ce que vous ne voyez donc pas, nom de Dieu, que c’est trop tôt encore ! Trop tôt, trop tôt !
   — On dirait que, toi aussi, tu n’éprouves plus l’envie de causer gentiment, grommelle Jüri en caressant nerveusement sa barbiche brune.
   — Quoi ? Dois-je commencer à vous secouer, maintenant ? Hé, si je frappe, il y aura bien de la chair à saucisse par ici ! gronde le père.
   Et, comme il lève tout à coup sa hache d’un air menaçant, la brandissant frénétiquement autour de lui, la cour se vide subitement. Marie et Joosep se retirent les premiers. L’un d’eux s’approche du puits afin d’y puiser de l’eau, l’autre retourne dans la chambre pour aller de nouveau se pencher sur ses vieux godillots. Mais le père clame joyeusement, hissant de la main gauche la ceinture de son pantalon qui tend à glisser de ses hanches :
   — Prenez garde ! Je saurai bien vous mater encore avant que vous puissiez vous partager ma charogne ! Je saurai bien vous mater !
   Mais, au même moment, il est obligé encore une fois de s’accoter au mur, de s’asseoir sur l’escalier et, un peu plus tard, de s’y affaler de tout son long. Ah, pourquoi cette tête doit-elle faiblir à un instant aussi héroïque ! Oh, comme à présent le monde entier tourne, tourne, tourne… et comme, maintenant, son cœur frappe, frappe, frappe !
   Lorsqu’il veut justement s’asseoir sur une caisse vide, la main toujours pressée contre son sein, la clochette de la porte tinte, agacée, et une vieille femme haute et maigre franchit le seuil, les mains cachées dans son tablier, comme si elle y dissimulait quelque chose.
   — Tiens, tes enfants sont venus te voir aujourd’hui aussi, dit la vieille, sans se donner la peine de saluer. Oh, quelle belle vie tu as, pour sûr. Hé, hé, hé !… Ces fils et ces filles qui s’occupent de toi… Hé, hé, hé !… Tu es bien fort et sain comme une vieille racine et, néanmoins, ils tremblent pour ta précieuse santé !
   — Vois-tu cette Maia, quelle langue elle a, tout de même, comme une fourchette à quatre dents… dit le père en fronçant les sourcils, car il comprend où la vieille veut en venir.
   — Il existe pourtant aussi des parents dont les enfants attendent avec joie la mort, ajoute la vieille.
   Ses yeux trahissent, en quelque sorte, une joie maligne et une malice surprenante.
   Et le père interroge déjà rageusement :
   — Eh bien, que dois-je te peser ici ? De la mélasse ? Du goudron ? Ou une livre de pétrole, quoi ? Donne ton broc, si tu en as un !
   Et comme une menace apparente couve dans sa voix, la vieille, aussitôt, bat en retraite vers la porte, l’ouvre du coude et soupire on ne sait pourquoi.
   Non, grâce à Dieu, aujourd’hui, elle n’a besoin ni de l’un, ni de l’autre. Mais elle est entrée simplement en passant, pour s’enquérir de la santé du vieux Benjamin. Et, maintenant, elle doit de nouveau continuer son chemin. Car elle est actuellement en route pour aller chez sa fille cadette, et, ses jambes n’étant pas excessivement solides, ces derniers temps, il faut qu’elle se hâte.
   Et le père émet distraitement :
   — C’est bon. Va donc ! Car, dans cette maison, on se passera de toi, je pense bien qu’on se passera de toi.
   Dans la boutique, on perçoit différentes odeurs. Aujourd’hui, elles semblent être particulièrement fortes, et, le père ayant respiré bien profondément une dizaine de fois, sa tête commence à éprouver un étourdissement et s’emplit enfin d’une certaine douleur sourde qui enferre ses tempes et scie sa nuque.
   Afin de remédier un peu à sa mauvaise humeur, le père prend une bouteille d’eau-de-vie poivrée sous le comptoir.
   Il se verse quelques petits verres, sent déjà bientôt sa tête devenir délicieusement lourde, et se met en colère subitement, car il se souvient de nouveau de la collision récente. Plus il y réfléchit, plus il en arrive à la conclusion que c’est vraiment le moment de montrer à ces bandits qu’il est encore, dans cette maison, le maître à qui il convient d’obéir et qu’on doit respecter. Eh, s’il prenait un bon gourdin, s’il allait faire le tour de tous ses fils et ses filles restés ici dans leur ville natale, s’il leur flanquait à chacun une vigoureuse raclée, hé, hé, hé ! Ben oui ! Qu’est-ce qu’ils s’imaginaient enfin et qu’est-ce qu’ils se croyaient, que diable ! Et lorsqu’il vide le quatrième verre, cette décision a si bien mûri un lui qu’il se met aussitôt à clore sa boutique, car il ne permettra pourtant pas à ces deux voleurs de continuer à fouiner comme bon leur semblera parmi ses rayons et ses tiroirs !
   Traversant la cuisine et sortant dans la cour, il est déjà si furieux que son cœur recommence à palpiter avec violence. Il endosse sa veste, enfile son pantalon bleu du dimanche et prend dans l’antichambre sa grosse [ ?] qu’il brandit, comme pour l’éprouver. Mais, juste au moment où il se prépare à s’engager dans la rue, il entend qu’on le hèle.
   — Père, où vas-tu ? demande Marie, du puits.
   Joosep ajoute, par la fenêtre ouverte :
   — Il vient de clore la boutique en fermant même la porte à clé. Que va-t-il faire si ce n’est flâner !
   Oh, c’en est trop, cette fois ! Et le père tonne :
   — Dis donc, toi, tâche de boucler ta gueule, hein, vieux salaud ! Qu’as-tu à chanter ici ? Un bougre de vaurien qui n’est pas même un être humain, mais qui vient ici caqueter comme n’importe quel autre gars !
   — Je suis tout de même un être humain… et je le serai sûrement plus longtemps que toi, réplique Joosep.
   Le père riposte :
   — Quoi ? Plus longtemps ? Eh bien, non, cela ne sera pas, car c’est moi qui pousserai un peu la mort hé, hé, hé !…
   Et il s’approche vivement de la fenêtre et, de ses bras immenses, saisit son gendre avec une telle force que celui-ci commence à glisser pouce par pouce le long de l’appui lisse de la fenêtre, jusqu’à ce qu’il se trouve enfin plutôt dans la cour que dans la chambre.
   — Ah, gronde le père, te voilà donc, frérot !
   Mais, un instant après, il lâche le cordonnier gigotant éperdument et se retourne, car quelqu’un vient de l’appeler. Et sa figure s’épanouit en un large sourire lorsqu’il dit :
   — Tiens, tiens… C’est toi, Uugu ? Eh bien, es-tu médecin, à présent ?
   — Oui, maintenant, je suis médecin, répond le fils et sourit aussi.
   — Alors, dit le père, alors, viens boire un coup ! On se dirige vers la maison.
   
   

II

   La sécheresse brûle toujours la terre.
   Le père s’est étendu sur le gazon, à l’ombre des groseilliers, il soutient sa tête hirsute de ses bras entrecroisés et, à travers ses paupières à peine ouvertes, il regarde le ciel bleu clair où tout semble voilé, comme auparavant, d’une légère buée de fumée d’un gris bleuâtre. Le soleil est extraordinairement rouge, on n’aperçoit plus de nuages depuis plusieurs jours déjà, le soir, on peut distinguer à l’horizon l’incandescence sanglante des forêts et des tourbières qui flambent. C’est la deuxième semaine déjà que le vent souffle du sud. Et le monde entier paraît imprégné d’une senteur âcre de désert, qui ne se dégage probablement pas uniquement de la glèbe sèche comme les cendres, mais qui descend aussi des profondeurs de l’espace, l’air étant, lui aussi, comme embrasé.
   Uugu est allongé un peu plus loin, il fume torpidement sa pipe à tuyau droit et contemple aussi le firmament. Oui, ce n’est pas de la blague, opine-t-il lentement de la tête. Il est presque aussi grand que le père, avec des bras démesurés et des pieds énormes, et son front large, de même que ses pommelles anguleuses, distendant la peau, le dotent d’un extérieur de vieil homme. Il est difficile de lui donner son âge : trente ans. Comme le père, il a aussi un fort nez d’aigle, au-dessus duquel s’arquent des sourcils surplombant obstinément ses yeux gris-clair et durs qui évoquent involontairement l’acier froid et luisant.
   Le père regarde son compagnon, à côté de lui. Oui, oui, ils sont tous aussi grands et vigoureux, ses fils et ses filles, réfléchit-il en lui-même, en hochant la tête. Mais Uugu est tout de même plus fort que Karla même, cet ancien lutteur. L’idée bizarre qu’il lui faudrait une fois essayer de lutter avec son gars le fait sourire. Mais, juste au moment où il médite ainsi en souriant, ses pressentiments funèbres si suppliciants des derniers jours viennent l’assaillir à nouveau.
   — Écoute, mon gars ! Que penses-tu de… la mort ? Tu l’as déjà étudiée, hein ?
   — La mort ? traîne Uugu mollement. Et il ajoute aussitôt, en haussant les épaules : Je n’en pense rien.
   Hé bien, moi, j’y réfléchis ici chaque jour… dit le père, j’y réfléchis et réfléchis… Je suis pourtant déjà assez vieux pour m’endormir du sommeil éternel… hé, hé, hé… Mais tout cela est si extraordinaire que je ne puis me le représenter. Comment sera-ce alors, mon fils, ne verrai-je plus et n’entendrai-je plus tout ce qui se passe ici, dans ce bas monde ?
   — Non, père, rien du tout, répond le fils, gravement.
   — Mais… comment donc ? demanda le père, et on dirait qu’il devient craintif. Mais, s’il y a une âme, pourquoi donc… rien du tout ?
   Uugu le regarde de dessous ses sourcils. Deux étourneaux sifflent sur le toit. On éprouve un bien-être tout particulier et une insouciance toute spéciale. Dans un jardin voisin, quelqu’un commence à chanter d’une claire voix gutturale, qui vibre par moment comme d’un effort exagéré. Et ce n’est qu’après un certain laps de temps qu’Uugu prend la peine de répondre :
   — Quelle âme ? Il n’y a pas d’âme.
   Oui, le père a déjà entendu pareille chose. Mais il est un vieil homme et, jusqu’ici, il est toujours demeuré fidèle à ses croyances modérées. Et c’est pourquoi un étonnement vraiment immense perce dans sa voix lorsqu’il répète, au bout d’un instant :
   — Il n’y a pas d’âme ? Mais, mon fils, qu’est-ce que tu bâilles maintenant ? Les pasteurs, à l’église, affirment pourtant que l’âme existe…
   — L’âme de l’homme est le pain du pasteur, réplique Uugu, et il hausse de nouveau les épaules.
   Un silence. Puis le père demande :
   — Mais à quoi bon ce ciel, alors… et cet enfer ? On n’en aurait donc pas besoin, dans ce cas ?
   — Elles n’existent pas, ces institutions, père, elles n’existent pas, répond le fils, qui rit maintenant de ses lèvres à peine tordues.
   — De sorte que… nous mourrons, l’un plus tôt, l’autre plus tard. Et c’est… la fin ? On ne se retrouve plus ailleurs qu’ici seulement… Rien du tout, rien du tout ne restera de nous, excepté notre corps en putréfaction ?
   À travers les paroles du père, on devine l’effort violent du cerveau en travail.
   — Vrai, rien du tout ? Absolument rien du tout ? Ah, c’est ainsi…
   — Mais non, père, ici, tu te trompes, dit le fils à présent, regardant de ses durs yeux gris les mains noueuses du père, étendu à côté de lui. Chacun de nous laisse quelque chose ici-bas, toi comme n’importe quel autre homme laborieux. Et moi aussi… peut-être…
   — Tiens ! murmure le père, perplexe. Et Uugu explique :
   — Oui, quelque chose reste après nous. Et ce qui reste, c’est le travail que chacun de nous peut accomplir. Le travail ne se perd pas. Mais une âme quelconque ? Non, ça n’existe pas ! L’âme de l’homme, c’est son travail.
   — Bon, je suis bredouille d’une façon ou de l’autre, alors, dit le père, car quel travail pourrais-je laisser, moi ! Évidemment, on en a fait joliment, dans ce monde ! Mais tout ce qui a été fait a aussitôt disparu ! Et je suis tout à fait pauvre, maintenant… en réserves…
   — Ne dis pas de bêtises, dit Uugu, qui rit de nouveau d’un air las, c’est précisément toi et tes semblables qui nous léguez quelque chose ayant de la valeur… Tu as onze enfants. L’armée de tes fils s’étend dans presque toutes les classes du peuple. Chacune de tes filles a au moins ses deux ou trois rejetons. Si tu additionnes ceux qui sont plus âgés et ceux qui se vautrent encore dans leur berceau, je crois qu’il y en aura sûrement presque une trentaine. Eh bien, pourquoi pleures-tu ? Une souche comme toi, voilà le vrai héros, qui est plus puissant que n’importe quel général ! Hé, hé, hé… Et il se plaint encore de ne rien laisser après lui…
   — Mais ça, ce n’est rien de… tel… dit le père, confus. Et le fils réplique, riant toujours son rire silencieux :
   — Mais justement ! C’est justement ce… tel… Un silence.
   Une rafale subite chasse par-dessus la palissade une fine poussière de sable qui s’en vient aussitôt s’éparpiller sur le gazon.
   Et le père marmotte à part soi, comme si quelque pensée importune obsédait tout le temps son cerveau :
   — Ben oui… c’est ainsi… ainsi…
   Soudain, le vent commence à fraîchir. Les branches de pommier surplombant les hommes couchés, qui jusqu’ici ne frissonnaient qu’à peine perceptiblement, s’agitent maintenant violemment d’un côté à l’autre, quelque lourd objet se heurte d’une façon monotone contre le mur, les grappes de baies, sur les sorbiers, se balancent. Là-bas, à l’horizon, blanchit une longue nue diaphane, déchiquetée, qui ne s’élève cependant pas jusqu’au zénith, se désagrégeant lentement en flocons de laine minuscules. Et de nouveau, dans le voisinage, on chante d’une claire voix gutturale.
   — Oui… recommence le père… cela se peut ! Élever tant d’enfants et, en même temps, faire prospérer son ménage, pas à pas, vrai, ce n’est pas exactement facile. Et puis, lorsque tout a été accompli, on ne s’est pas rendu compte combien de peine cela nous a coûté, à nous autres, pauvres gens. Mais maintenant, en y pensant, les cheveux se dressent sur ma tête…
   — Si, si, tu as fait besogne de héros en tout cas… Et tu peux être satisfait sur ton lit de mort même, opine Uugu.
   Le père passa la main sur son front. Non, ce Uugu, il sait vous présenter chaque fait sous un aspect si agréable qu’on pourrait réellement en pleurer, si on voulait seulement. Tout à coup, le père a le sentiment qu’un fardeau pesant lui est tombé du cœur et que son âme est débarrassée de tout le poids de ces nuits blanches dont il ne pouvait se délivrer de ses propres faibles forces.
   — Uugu, dit-il, qu’en dirais-tu si nous allions dans la chambre et si nous buvions encore un coup… pour arroser notre conversation, je veux dire !
    Non, restons ! Nous sommes mieux ici, répond le fils flegmatiquement en fermant les yeux.
   Un silence.
   — Tu… ne veux pas, alors ! demande le père, encore une fois.
   — Non, le fils secoue la tête, il fait trop chaud.
   Ils restent ainsi étendus côte à côte, silencieux, ne se décidant pas à prononcer un seul mot pendant un bon moment. On peut entendre distinctement comme le gendre Joosep martèle ses bottes, tout en grommelant rageusement, et comme Marie, la fille cadette du père, s’efforce de calmer son homme. En soulevant un peu la tête, on peut apercevoir, entre les pieux de la palissade, le mur de la maison voisine, qu’on crépit justement. Et soudain, le père éprouve le besoin de faire une petite promenade dans les champs, d’inviter Uugu à l’y accompagner et de revenir à la maison pour le dîner seulement. Car, depuis plusieurs jours déjà, il n’a pas eu le courage d’ouvrir les portes de sa boutique et, maintenant, il a plus de temps qu’il ne lui en faut.
   — Si tu venais avec moi… là-bas, du côté de la grande route… On y entend continuellement le ferraillement des faux… Nous pourrions regarder si les paysans commencent déjà à récolter le blé, dit-il à son fils, qui s’est assoupi sur ces entrefaites.
   Celui-ci ouvre les yeux, se dresse sur son séant et jette un coup d’œil apathique sur ses grands pieds qui ont imprimé dans l’herbe deux creux profonds. Non, il ne voudrait aller nulle part en ce moment, il ne voudrait que rester couché encore et se reposer, se reposer tout son soûl. Pendant presque huit ans, il n’a rien vu d’autre qu’un travail forcené, incessant, soit derrière un pupitre de banque, afin de gagner de nouveaux moyens de continuer ses études provisoirement suspendues, soit dans les cliniques, soit, la nuit, penché sur ses livres insipides qui, si souvent, l’ont mené au désespoir. Et maintenant, il ne bougerait vraiment pas, il dormirait des jours, des semaines, il ne se lèverait même pas pour manger ! Mais il ne voudrait pourtant pas blesser le père, non ! Et, se levant lentement, il exprime son consentement :
   — Oui, oui, nous pourrions y aller, là-bas, dans les champs.
   Les jambes du père sont si bizarrement faibles aujourd’hui. Fichtre, qu’est-ce que c’est donc, dit-il, s’appuyant d’une main au pommier. Mais il se remet bientôt et dit :
   — Tu devrais aller dire bonjour à Anton, une fois… Vous êtes quand même frères, malgré tout, bien qu’il ne soit pas meilleur que les autres. Tu verras bien sous peu s’ils ne s’empoignent pas déjà auprès de mon cercueil, hé, hé, hé…
   — Le ciel commence à se couvrir, il pleuvra probablement, remarque le fils, ce sujet de conversation ne lui plaisant point.
   — Oui, accède le père. Mais, en le disant, il se sent si mal qu’il ne peut s’empêcher d’ajouter : Tu vois, Uugu, comme cette vie, ici-bas, est étrange et compliquée. Y a-t-il longtemps que c’était une bagatelle pour moi de jeter un sac de blé sur mes épaules ? Et à présent, je me traîne à peine… On dirait que mes semelles se sont arrondies. Je dois prendre garde à chaque pas, afin de ne pas piquer du nez dans le sable, hé, hé, hé !
   — Des troncs forts comme toi pourrissent vite, dit le fils.
   — Oui, acquiesce le père, tu as parfaitement raison… Nous pourrissons vite… nous tous… Nous vivotons, nous fricotons… nous bricolons… On ne s’aperçoit pas encore que le ver ronge déjà la racine. Et alors, tout à coup, patatras ! nous nous effondrons. Mes frères et mes sœurs sont plus jeunes que moi et, actuellement, solides comme des taureaux. Mais ils finiront aussi dans une seule année.
   — Peut-être est-ce pour le mieux, remarque le fils, qui regarde le long de la rue.
   — Probablement, pourquoi pas, confirme le père. Tu vois, en automne, je ne savais même pas encore ce que c’est que la fatigue. Mais, maintenant, je le sais bien…
   La rue se déroule, large et nue, dans la direction des champs, dont on aperçoit déjà nettement les émanations ardentes. Les maisons basses et grises, en bordure des trottoirs étroits, flamboyent de chaleur comme des poêles chauffés à blanc. Les odeurs de sable aride, de blés mûrissants et de bois peint se font sentir et chatouillent le nez. Ce n’est que derrière les fenêtres béantes qu’on peut deviner quelques êtres humains isolés, à part cela, tous les environs sont silencieux, comme morts. Et un état d’âme inexplicable est suscité par le son, tantôt reprenant, tantôt cessant, de faux qu’on aiguise quelque part dans le lointain, derrière la brume de sécheresse frissonnante, là-bas où l’on entend de temps à autre des voix humaines assourdies.
   On marche encore environ dix minutes, jusqu’à ce que la rue se termine, on gagne la grande route et on tourne à gauche. La plaine immense, bordée d’une forêt seulement, très loin, à l’horizon, souffle maintenant ses senteurs mûres au visage des promeneurs, de l’autre côté du fossé s’étendent des champs d’avoine jaunâtres ; derrière le blé mûrissant apparaissent les chemises claires des travailleurs, gonflées de temps en temps par le vent toujours augmentant. Le père ramasse une grosse motte de terre grise et la montre à son fils : elle est fine et légère comme une poignée de cendres chaudes. Les champs d’orge arborent déjà des mouchetures blanches, les tiges des pommes de terre s’avèrent basses et misérables ; dans les pâturages moribonds, sous l’ardeur du soleil, une telle chaleur règne que tout le troupeau s’est couché et semble sommeiller.
   Ils parviennent à une plaine séparant les terres des paysans de celles de la ville, marchent encore un peu et s’asseyent alors entre deux champs de blé minuscules. Les enfants du faubourg courent en criant par-ci par-là, trébuchant dans l’agrostide épaisse, roulant parfois dans le fossé et riant, riant sans cesse. Les moissonneurs entonnent une chanson traînante, tâtonnante, maladroitement, ici et là, qui se meurt cependant bientôt. Et le père dit, comme par hasard :
   — Toi, naturellement, tu ne t’en souviens plus. C’est moi qui ai cultivé ce champ une fois. Maintenant, c’est la troisième année déjà que ton frère Anton le fait. Oh oui, son blé est tout à fait moyen, un peu malingre, à cause de l’été que nous avons cette année.
   — Mm… marmotte le fils, qui se met déjà à ronfler. Mais, en même temps, le père le secoue par l’épaule et dit :
   — Hé, toi, le voilà qui vient déjà là-bas, ton frère… Le fils rouvre les yeux, il est ostensiblement maussade et jette un coup d’œil à travers les tiges d’herbes ondulantes. Oui, c’est vraiment un des fils du père, il n’y a aucun doute, pense-t-il, et il contemple impassiblement les contours anguleux de l’homme gigantesque qui s’approche à longues foulées. Mais il ne songe pas encore à se soulever. Et c’est seulement lorsque l’ombre du nouvel arrivant tombe déjà sur son visage qu’il appuie sa joue sur ses doigts écartés et regarde fixement l’homme debout devant lui, en ne prononçant pourtant aucune parole.
   — Eh bien, qu’est-ce que vous vous vautrez ici et pilez le foin ? dit enfin le frère aîné en se croisant les bras dans le dos.
   — Tiens, tiens, tu nous chasserais d’ici à la fin des fins… aussi bien moi, ton père, qu’Uugu, ton frère… grommelle le père, offensé.
   — Père ou non, frère ou non, répond-on aussitôt avec la même désobligeance qu’auparavant, je n’ai vraiment pas assez de biens pour permettre de piétiner cette herbe ainsi. Filez ailleurs !
   Un silence. Le vent agite la barbe noire bien fournie et l’ébouriffe tant soit peu. Enfin, le plus jeune des hommes assis demande tranquillement :
   — Alors, ce n’est pas même la peine de te dire bonjour, hein ?
   — Quel diable a besoin de ton bonjour ? éclate le frère aîné en trépignant. Et il ajoute sur le champ avec une rage frénétique, comme un corbeau qui sent l’odeur de la charogne : Tu as probablement encore trop peu emprunté à la maison ? Si tu pouvais oublier que le vieux s’en va, mais non, pas de cela !
   — Tu devrais avoir honte, grippe-sou ! Il faut aussi que cette Marie t’avise de chaque chose. Maintenant, la bande de loups s’est encore augmentée d’une tête. Nous verrons bien quand Monsieur le lieutenant va apparaître à notre horizon.
   — Écoute, tâche de fermer un peu ta gueule ! dit le frère cadet, complètement calme à présent, bien qu’une lueur singulièrement froide se révèle subitement dans ses yeux gris d’acier.
   Mais le père rit et prononce en hoquetant :
   — Tiens, tiens, maintenant, on ne cache même plus d’où le vent souffle !
   Et il ajoute tout de suite, d’un susurrement moqueur :
   — Toi aussi, Anton… Si, du moins, tu étais un petit peu plus rusé que ces autres ! Car, jusqu’à présent, tu as été bien malin, dans ta vie. Si tu essayais de me flatter, par exemple… d’être bon avec moi… Tu ne t’imagines pourtant pas que je mourrai sans laisser d’argent comptant, hé, hé, hé… Mais personne, hormis moi, ne connaît la cachette de cet argent ! Oui, moi seul ! Hé, hé, hé… N’est-ce pas juste, hein ?
   — De l’argent comptant ? Bah, le grand monsieur se l’est déjà sûrement mis au cul, gronde le fils rageusement, et il ne se laisse ébranler par quoi que ce soit.
   — Si tu essayais vraiment de serrer un peu tes dents, répète le frère cadet, qui se met en devoir de se lever soudain.
   — Ai-je de braves fils, oh, ai-je de braves fils ! s’écrie le père en rougissant, et contemple à travers ses yeux mi-clos les deux hommes dressés l’un contre l’autre.
   Mais lui aussi a perdu sa bonne humeur, à la longue. Et, sautant sur ses pieds tout à coup, il brandit ses vieux poings dans un accès de colère, comme un taureau, il souffle par ses narines poilues et hurle brusquement, d’une telle voix, que même l’atmosphère imbue de sécheresse lui fait écho :
   — Prenez garde ! On commence déjà ouvertement à se partager mes culottes et mes chemises ? Nom de Dieu ! Qui vous a fait hommes, vous autres ? Qui t’a procuré ces champs ? Et les filets et les seines à Jüri, afin qu’il puisse fainéanter toute l’année sur la mer ? Et les outils à Karla, pour fabriquer ses gobelets et ses casseroles ! Et voyez comme ils deviennent tous fiers, subitement, comme ils ne se gênent même plus de moi, dans leur gloutonnerie de loups !
   Et sa main pesante assène une claque formidable sur la poitrine de son fils aîné, de sorte que celui-ci, terrifié, essaie de reculer, mais trébuche sur un monticule. Au même moment, quelque chose d’autre arrive, quelque chose que le fils Uugu avait toujours redouté à chaque accès d’excitation pareil. Le corps puissant du père commence soudain à chanceler, comme un arbre dont la racine vient d’être atteinte par des coups de hache bien dirigés. Un effort étrange tord sa figure ridée encadrée d’une barbe blanche comme la neige, ses doigts semblent vouloir agripper l’air, une sueur abondante paraît couvrir son front. On dirait qu’un lourd choc courbe les pieds d’homme massifs étayés contre la surface du sol surchauffé. Et alors, le corps tout entier du père semble se rapetisser, se dessécher, jusqu’à ce qu’il tombe enfin à genoux dans l’herbe, s’étalant toujours plus, à tel point que, finalement, sa joue touche la motte de terre qu’il a lui-même apportée avec lui tantôt.
   — Fils, qu’est-ce… que c’est ? l’entend-on demander tout bas, un râle dans la gorge.
   Les frères se regardent un instant sans mot dire, et il semble qu’aucun d’eux ne saisit toute l’étendue du malheur survenu.
   Puis, le cadet se penche sur le père, qui fait des efforts inutiles, l’aide à s’asseoir, et se redresse après un moment.
   — Prends-le sur ton dos, dit-il lentement.
   Ses yeux sont durs et féroces et ne souffrent pas de contradiction.
   Et, bientôt, ils traversent en silence les champs incandescents, retournant au faubourg qui s’étale, gris et infiniment miséreux, en lisière de la plaine géante.
   Le père gémit à peine perceptiblement.
   Ses bras pendants, impotents, effleurent de temps à autre les jarrets se mouvant dans le rythme de la marche du fils aîné.
   
   

III

   La nouvelle de la récente attaque du père l’annonce qu’à présent il est couché dans son lit, sans forces, ont rallié, le soir même, tous ses enfants qui habitent la ville, tant ses fils que ses filles. À tour de rôle, ils se sont assis devant le lit du moribond, et, maintenant, ils sont étendus sur le gazon, sous les groseilliers, les figures graves, comme dans l’attente de quelque grand événement imminent. Jüri est ici avec ses hautes bottes de pêcheur et sa chemise de laine ; Karla dans sa blouse de travail bleue, sa barbiche clairsemée appuyée sur la paume de sa main ; Esaü est assis un peu plus loin, sur une vieille affûteuse, et fait des grimaces à deux gamins qui l’épient entre les pieux de la palissade. Osvalt, le goudronneur de toits aux énormes mains noires, bâille sans répit et ne répond même plus par un signe de tête à Anton, car la conversation au sujet des blés et des champs trop argileux a commencé de l’ennuyer depuis longtemps déjà ; un peu à l’écart des hommes, les trois sœurs conversent à voix basse, Marie, Anna et Kadri, les visages excités, car il leur semble tout le temps que les frères veulent leur causer tous les torts imaginables.
   — Oui, cette histoire est triste de tous les côtés, dit Karla, reprenant à nouveau le sujet de conversation récemment interrompu : si subitement… On ne pouvait pas même s’attendre à ce que ça vienne si brusquement…
   — Tu t’y attendais aussi bien que moi, jette Anton aussitôt, avec sa franchise ordinaire.
   Jüri, ce vieil homme toujours un peu méchant, tiraille, en guise de passe-temps, sa moustache épaisse dissimulant sa bouche et sourit de travers d’un air de joie maligne. Hé, diable, pourquoi jouer cette comédie, paraît-il penser. Et il dit :
   — Tiens, tiens… nous sommes tous ici comme alléchés par l’odeur du pain…
   Esaü tord sa bouche, on dirait qu’il veut sourire, mais redevient aussitôt sérieux et explique enfin en traînant :
   — Le père nous a toujours accusés d’espérer sa fin… Et pourtant, ce n’est pas juste, chers frères et sœurs, en l’Éternel… C’est triste que la mort du père semble être proche. Mais si le fait est tel, nous devons nous y résigner. Bien que nous le regrettions, que nous le regrettions fort sincèrement… Et je trouve que, puisque, quoi qu’il en soit, nous ne pouvons faire reculer la mort, il ne faut pas s’étonner de notre ferme volonté d’en finir le plus rapidement possible avec cette affaire d’héritage. N’est-ce pas ? Car aucun de nous n’est un richard. La maison, le terrain, la boutique, l’argent comptant, nous saurons bien en profiter !
   Depuis longtemps déjà, Joosep déambule à pas de loup derrière les buissons, afin d’essayer de surprendre, ne serait-ce que d’une oreille, la conversation privée des frères et des sœurs. Maintenant, il ne peut plus se contenir, il sort de l’ombre et demande :
   — Tiens ! Qu’y a-t-il donc tout à coup avec cette maison et ce terrain ?
   Anton le fixe de ses yeux menaçants. Que diable, qu’a-t-il à dire, celui-là ? Et il grommelle coléreusement à travers sa barbe ébouriffée, noire comme du charbon.
   Ce qu’il y a avec cette maison et ce terrain ? Est-ce que tu crois que nous sommes venus ici pour ces paquets de thé et cette livre de tabac, là sur les rayons ? Il faudra vendre ce château, voilà, quoi !
   — Ou, plus simplement encore, le plus riche le prendra pour soi et payera leurs parts aux autres, expose Osvalt
   — Et nous devrons coucher à la belle étoile ? Oui, oui, nous devrons coucher à la belle étoile… Moi et mes enfants, et Joosep, et… Marie se met soudain à geindre, et sa voix suffisamment perçante déjà se mue en criaillement aigu qui semble filtrer jusque dans la rue même.
   Et brusquement, tous s’emportent, parlent à qui mieux mieux et s’accusent mutuellement de ruse et de spoliation, car personne ne veut croire du bien de ses sœurs et de ses frères.
   — C’est avec l’argent qu’il faudra faire les comptes les plus rigoureux ! crie Kadri, cette trafiquante d’eau-de-vie, qui jette à ses compagnons des regards perçants de ses yeux effrontés. Moi, je crois qu’il faudra fouiller toute la maison, toute la maison, je trouve. Et on partagera ensuite jusqu’au dernier sou qu’on trouvera. Car, vous le savez bien, un cordonnier ne peut pas avoir d’épargnes à l’heure qu’il est, c’est clair ! Quelques heures se sont déjà écoulées depuis que le père s’est trouvé mal et s’est mis au lit. Il faudrait surveiller un peu Monsieur le docteur…
   — Juste ciel, maintenant, on commence à traiter de voleur les honnêtes gens ! s’exclament Joosep et Marie, presque d’une voix, et, sans même s’en apercevoir, ils esquissent un mouvement, comme s’ils voulaient s’élancer dans la maison et s’y occuper à quelque chose.
   — Moi non plus, je n’ai pas confiance en ce docteur, opine Anton.
   — Qui pourrions-nous croire ! gronde Jüri, crachant à long jet.
   — Il faudrait encore porter plainte contre lui au tribunal, dit Anna maintenant, cette femme de trieur, pensez donc quelles sommes le père a sûrement dû lui envoyer pour le pousser à travers le collège, d’abord, et l’université, ensuite. Il a passé exactement huit ans à l’université, justement, aujourd’hui, je l’ai calculé sur mes doigts…
   — C’est un endroit où on ne parvient pas à joindre les deux bouts à moins de cent couronnes par mois, affirme Karla ; huit ans, cela fait quatre-vingt-seize mois… Et multiplier quatre-vingt-seize par cent ? Mais, c’est presque un million ! Ouiche ! Nous devrions vraiment nous en prendre à ce garçon !
   Mais, à cet instant, Anton revient à la maison et au terrain, son esprit trop sensé le retenant de se mettre à partager ce million inexistant. Il dit maintenant, d’une voix traînante :
   — Ce château que voici, avec le terrain et le jardin, valent en moyenne dans les cinq mille couronnes. Que les cachettes du père ne soient pas vides, nous n’avons pas besoin d’en douter. Aujourd’hui, nous devons absolument compter toutes les sommes disponibles, afin que les choses soient en règle !
   Mais Joosep ne peut plus se contenir. Nom d’un chien, c’est déjà trop, en vérité ! Et, sortant de l’ombre des buissons, il hurle, dans une frénésie de rage déchaînée :
   — Hé bien, voyez-vous cela ! Écoutez donc ! Quelles crétineries débitez-vous là ! Qu’est-ce que tu t’imagines, vieux barbu ? Je m’en vais vous foutre dehors, voilà ce que je vais faire !
   Mais il ne peut plus continuer.
   Car dans le jardin s’élève soudain un tel vacarme qu’il se replie aussitôt à l’abri des buissons, et, poltron, s’éloigne en tapinois.
   Et, suant dans la chaleur torride régnant en l’air, les frères et sœurs reprennent de plus belle leur discussion pleine d’hostilité !
   Pendant ce temps, le fils cadet du père est assis près de la fenêtre béante et écoute, en guise de distraction, les voix bruyantes retentissant à travers la cour, qui tantôt s’élèvent, tantôt s’abaissent un peu.
   Tout à coup, il lève la tête, se retourne du côté de la chambre et fixe attentivement son père qui, à présent, est étendu, effroyablement droit, les bras allongés le long du corps. Le visage rude du père est émacié, il est devenu maigre et blême, comme c’est le cas avec les mourants. La dernière fois que le fils a ausculté son cœur, les battements de celui-ci étaient si faibles et si irréguliers que cela paraît vraiment un miracle qu’il n’ait pas encore définitivement cessé de palpiter.
   Les paupières du père commencent soudain à vibrer, elles s’efforcent de s’ouvrir, retombent à plusieurs reprises sur le globe de l’œil et révèlent alors d’étroites lignes blanches qui semblent être trop éclatantes, se détachant trop vivement de la peau hâlée du visage. Lorsque le fils s’approche lentement du lit, la main du malade, ayant pris son élan d’une manière terrifiante, se lève jusqu’à sa gorge. L’énorme tête de lion chevelue est un peu inclinée de côté. Uugu sort sa montre de sa poche, la dépose sur la chaise devant lui et appuye ensuite son pouce et son index sur le poignet froid du père, afin de contrôler encore une fois la capacité de travail de ce cœur fatigué.
   Mais à peine a-t-il effleuré la chair de l’agonisant que celui-ci soulève brusquement ses paupières, contemple son fils d’un regard clair et judicieux et remue doucement les lèvres, comme s’il s’efforçait de dire quelque chose. Mais la voix l’abandonne déjà et il peut seulement murmurer à grand-peine. Uugu penche la tête tout près de sa bouche, pour pouvoir l’écouter.
   — Est-ce que le pouls… fonctionne encore ?… demande le père.
   — Mais oui, père, il fonctionne, répond le fils, qui sourit, on ne sait pourquoi. Le père dit de nouveau :
   — Mais… bientôt… il s’arrêtera probablement… tout à fait…
   — Oui, confirme le fils, bientôt, assurément.
   Ils se taisent un instant et se jettent mutuellement des regards perçants. Puis le père demande :
   — Est-ce que… les autres… sont déjà là ?
   — Depuis une heure déjà, si ce n’est davantage, répond Uugu.
   Le soleil a décrit un grand cercle autour de la maison et commence de nouveau à pénétrer par la fenêtre, mais, maintenant, par un autre coin du carreau que le matin. Dans le faubourg, des enfants piaillent et des chiens aboient. Un nuage flotte lentement dans l’espace sans limites d’un bleu profond, un nuage clair et blanc, dont les bords évoquent de l’étoffe négligemment déchiquetée. Et le père dit, suivant tout cela de ses yeux qui s’éteignent peu à peu :
   — Hé bien, à présent… ils n’auront pas… besoin… d’attendre… encore… longtemps…
   — Probable que non, confirme le fils.
   — Qu’ils sont… vaillants… ceux-là… mes enfants, dit le père, ayant de nouveau regardé quelques instants par la fenêtre.
   Uugu ne répond pas.
   Et le malade recommence à faire des efforts, pour prononcer ensuite lentement :
   — C’est… étrange. Mais, crois-moi, Uugu, je ne les en estime… pas moins pour cela. Non, c’est vrai. Advienne que pourra ! Mais ce sont tout de même… de braves hommes… et de braves femmes. Fichtre oui ! Tu me disais tout à l’heure qu’avec mes fils et mes filles… j’avais accompli quelque chose… dans ce monde, alors, vois-tu, je n’ai plus fouillé dans mon âme pour y retrouver toutes leurs peccadilles. Donner la vie… à tant d’êtres humains… hé, hé, hé… oui, oui, ça… c’est quelque chose !
   — Ceux-là, là-bas dehors, sont plutôt des loups que des êtres humains, réplique le fils.
   — Qu’est-ce que ça fait, marmotte le père maintenant très distinctement. Ou bien, crois-tu que… leurs geignements pourraient… me conserver la vie ? Naturellement que non ! Mais, actuellement… ils luttent, pour eux-mêmes. Et c’est aussi… quelque chose. Car des gaillards comme eux ne resteront jamais dans l’embarras… dans ce monde. Ni eux… ni… leurs enfants. Toujours avec les griffes et les dents… Hé, hé, hé ! Moi-même, dans la vie, j’ai rampé vers l’avant de mes ongles et de mes dents. Et pourquoi mes enfants… seraient-ils différents ? En partageant les miettes du bien de mon père, y a-t-il eu… peu de cris et de bruit ? Tu t’en souviens probablement encore ! Comme aujourd’hui tes sœurs et tes frères, ils se chamaillaient alors aussi… mes frères et mes sœurs… Hé, hé, hé… Mais je les ai mis dedans… tous. Ils voulaient être malins, mais moi… je l’étais encore plus… Le défunt avait près de deux mille roubles d’or… des anciens temps. On a fouillé ma maison, du toit jusqu’à la cave. Hé, hé, hé ! Mais on ne trouva rien. Car l’argent était dans la bouche du défunt. Et, aussitôt qu’ils furent partis, je le pris et je l’emportais… ailleurs, dans une cachette. Oui, oui, des ongles et des dents… Toujours des ongles et… des dents ! Mais qui oserait venir me… dire que je n’avais pas aimé mon père ? Comme un fils doit aimer son père ? Et c’est pourquoi, toi aussi, prends dans l’armoire, entre les chemises, ces billets de cinquante couronnes… Et quand je serai… déjà claqué, fourre-les moi… derrière les dents… Ne laisse personne entrer, avant que je sois… tout à fait muet. Noue-moi ce foulard… autour de la mâchoire… pour que la bouche… reste fermée… Car j’ai fait de même avec mon père… Mais maintenant, tâte mon pouls, pour voir… comment il bat… Commencera-t-il bientôt déjà… à s’arrêter ?
   Il voit son fils penché sur lui et tenant son poignet. Et il interroge, d’un souffle à peine perceptible :
   — Hé bien, est-ce qu’il… fonctionne encore ?
   — Si, si, reçoit-il comme réponse.
   Sa tête est de nouveau complètement lucide et l’idée lui vient soudain qu’il mourra sûrement aujourd’hui, car ses extrémités sont si drôlement faibles et ne veulent plus du tout lui obéir.
   — Ohé, Uugu, laisse donc… Le jeu n’en vaut pas la chandelle… Aide-moi plutôt… à la fenêtre. Que je puisse… regarder ce qu’ils manigancent là-bas, ces louveteaux… hé, hé, hé…
   Le fils l’observe longtemps et gravement. Mais oui, naturellement, pourquoi le lui refuser ? C’est bientôt la fin d’une manière ou d’une autre. Mais le père est lourd et affaibli, et lorsqu’il se met à le soulever, il ne peut qu’à grand-peine parvenir enfin à la fenêtre avec son fardeau. Puis il appuie contre sa large et solide poitrine le dos du père prêt à s’effondrer, le soutient aux aisselles, tourne sa tête du bon côté, afin que son regard puisse facilement atteindre la pelouse, entre les buissons. Il demande en haletant :
   — Hé bien, vois-tu ?
   — Je vois, je vois… répond le père en chuchotant, et il commence tout à coup à rire, car là-bas, on est justement en train de distribuer des coups de poings. C’est ça, c’est ça, marmotte-t-il avec effort, et vas-y donc… Ils ne peuvent pas se souffrir, cet Anton et ce Jüri… C’est ça… À présent, mène-moi de nouveau dans mon lit…
   Ses efforts, insignifiants pourtant, l’ayant néanmoins follement fatigué, il halète presque perceptiblement. Uugu ausculte encore une fois son cœur, dont les battements paraissent un peu plus vifs maintenant, quoique très irréguliers et interrompus. Mais, alors, quelque chose, dans la vieille poitrine du père, semble se détraquer, s’embrouiller et perdre définitivement son rythme primordial. Et, subitement, le fils comprend que cela doit se passer ainsi, que, maintenant, il n’y a absolument plus d’espoir… oui, c’est ainsi, maintenant, cela doit arriver.
   — As-tu mal quelque part ? interroge-t-il, baissant la voix jusqu’à un murmure presque.
   — Non, répond le père en hoquetant. Et il questionne à nouveau : Mais… que fait ce pouls ? Est-ce qu’il… bat… encore ?
   — Mais si, mais si, réplique le fils.
   — Maintenant, c’est… sûrement… bientôt… la fin ?
   — Oui, maintenant, c’est bientôt la fin.
   Oh, il est obstiné comme d’habitude, ce vieillard tout gris, obstiné et courageux ! En contemplant son visage qui, progressivement, commence a se pétrifier, on dirait qu’il étudie lui-même les détails les plus infimes de son agonie. Les lèvres sont déjà violacées, au prix d’efforts infinis, il essaye de conserver sa raison lucide, il sait qu’il n’y a plus d’issue, mais, maintenant, il a vaincu ce sentiment d’effroi qui, quelques jours auparavant, venait le tourmenter de temps à autre. Le fils, ayant abaissé les paupières repliées jusqu’aux sourcils par la dernière convulsion de l’agonie, se lève lentement, semble vouloir aller quelque part, s’arrête au milieu de l’étroite chambre et regarde longuement et attentivement le visage blanc comme la cire, sillonné de rides innombrables.
   À présent, un grand silence un peu lugubre règne dans la chambre. Par la fenêtre ouverte, l’air brûlant afflue dans la pièce ; au jardin, on se chamaille toujours, des taches de soleil éblouissantes frissonnent sur le plancher. C’est singulièrement absurde de rester ici et de contempler le cadavre, mais il est tout aussi absurde d’aller ailleurs et de faire quoi que ce soit. S’étant à peine décidé à se mouvoir, le fils cadet du père s’approche de l’armoire, cherche longuement et soigneusement parmi le linge, referme ensuite sa main sur une poignée de billets de banque multicolores et, apathiquement, traînant les pieds, il se rend au jardin, où son apparition amène un silence brusque.
   Enfin, Joosep demande, surgissant encore une fois de l’ombre des buissons :
   — Hé bien ? Dort-il ?
   — Non, répond celui qu’on interroge, il ne dort pas. Puis il jette l’argent aux pieds d’Anton.
   — Mort, prononce-t-il inertement, voici… partagez… Que vous n’ayez pas besoin de chercher vous-mêmes ! Mais, maintenant, faites de sorte qu’on puisse l’enterrer, au moins !
   Tous semblent être un peu gênés.
   Et, n’ajoutant plus un mot, le fils cadet du père se dirige vers l’ombre projetée par les buissons de framboisiers sauvages, ôte sa veste et se couche.
   Un vent embrasé parcourt son visage à larges pommettes.
   Le soleil descend à l’horizon, mais brûle cependant toujours, comme un bloc de fer chauffé à blanc.
   Du côté de la ville, on entend hurler la sirène d’un bateau.
   

Traduit de l’estonien par Mme M. Navi-Bovet