Les nuits blanches

(Quatrième chapitre de Toomas Nipernaadi)

     Selon toute apparence, il était en chemin depuis longtemps. Il était fatigué et couvert de poussière. Il n’allait nulle part, il marchait le long de la forêt et des chemins, selon son bon plaisir et, parfois, se reposait sous un arbuste, à l’ombre d’un arbre, dans une grange ou au bord d’un marais. Il était frugal et se contentait de peu.
     Quelquefois, il s’écartait du chemin et s’avançait à travers champs. Il se perdait dans la forêt et errait des jours entier dans les broussailles et les fourrés avant de trouver un sentier ou un chemin. D’autres fois il s’arrêtait au bord d’un lac ou dans le coude d’une rivière et s’il était seul, il chantait, et jouait du kannel en se parlant à lui-même à haute voix. Son regard poursuivait un oiseau, quelque insecte grimpant sur un brin d’herbe, ou un papillon, ce qui le faisait tressaillir avant de se remettre en marche, Il ne restait longtemps nulle part. Il était impatient et inquiet. Il semblait chercher quelque chose.
     Parfois, il se retournait brusquement, sans raison, et revenait sur ses pas. L’aboi d’un chien, le croassement subit d’une corneille pouvaient modifier tout à fait son état d’esprit. Tant qu’il avait du pain dans ses poches, il évitait les gens et contournait de loin les habitations. Quand quelqu’un venait à sa rencontre, il se réfugiait à temps dans la forêt et attendait derrière un arbre que l’intrus fût passé.
     Une fois, il s’arrêta devant une ville, enleva son chapeau et commença à chanter. Mais quand la tête ensommeillée d’un homme apparut à une fenêtre, il cessa de chanter, se retourna brusquement et poursuivit son chemin. Une autre fois, il avait capturé une quantité de vipères et les avait lâchées dans une grange vide. Le soir, il y apporta des vers luisants. Puis il s’assit par terre au milieu d’eux en regardant l’étrange lumière scintillante et en écoutant le sifflement des serpents. Il s’endormit parmi eux. Le matin, les vipères avaient disparu, et il n’y avait plus de vers luisants. Triste et déçu, il poursuivit sa route. Quelque chose en lui était déséquilibré. C’étaient évidemment les nuits blanches qui lui causaient cette inquiétude.
     La sécheresse persistait. Le soleil flamboyant lançait ses rayons comme d’une roue en flammes. Le vent dormait, la bouche fermée, contre la terre aride. Aucune feuille ne frissonnait, l’herbe ne bougeait pas. La terre était desséchée, dure comme une pierre et incandescente comme du fer sorti d’un feu de forge. La mousse des forêts était si sèche que, quand on la touchait, elle s’envolait en poussière. Les marais brûlaient et les nuages de fumée couvraient le ciel d’un voile jaune. Si une voiture ou un cheval passait sur le chemin, un grand nuage flottait derrière, comme un dragon qui aurait remué paresseusement la queue.
     Même les oiseaux étaient endormis dans les broussailles, le bec ouvert. Quelque part, au loin, on entendait bien le ramage du coucou, mais on le devinait étourdi par le soleil et l’odeur de résine. Parfois, s’il chantait courageusement, il s’arrêtait après le premier « cou » et le second ne venait pas.
     Le soir, l’air était empli de fumée et de poussière. L’eau des lacs était sans couleur. Les nuits ne duraient qu’un instant ; elles étaient pâles comme du lait, brûlantes, remplies du parfum étourdissant du trèfle, de la résine et des fleurs. Il n’y avait ni brume ni rosée. Le nouveau jour était plus torride que les précédents. Seules les feuilles argentées du peuplier blanc frissonnaient doucement au lever du soleil.
     Quand Toomas Nipernaadi eut traversé la forêt de Jaanihansu, le chemin descendit. Devant lui, s’étendaient les larges marais de Maarla avec quelques îlots plus secs, sur lesquels se trouvaient de petites habitations entourées de champs étroits. Une petite route serpentait comme un pont suspendu. Elle s’appuyait sur les tertres et les racines et joignait les ilots éparpillés. La rivière Kaava coulait de la forêt de Jaanihansu et, en arrivant au marais de Maarla, elle se répandait pour y faire des lacs, des étangs et des mares. Ce n’est que plus loin, près de la cascade, qu’elle se retirait de nouveau dans son lit et tombait avec bruit dans la cataracte. Tout près de la chute, on trouvait le bac et, au bord de la rivière, la cabane du passeur. Vis-à-vis, était un cabaret entouré d’aulnes, de peupliers blancs et de bouleaux nains. Le toit du cabaret semblait un phare au-delà du marais.
     Nipernaadi se préparait à descendre quand il perçut subitement un souffle de vent. Les arbres et les arbustes se mirent à gémir, la poussière de la route se précipita en tourbillon vers le marais. La forêt tressaillit d’abord, puis commença à bruire et à remuer. Les cimes des sapins se balancèrent comme des roseaux. Un nuage noir domina le marais, montant rapidement. Puis, en sourdine, le bruit lointain du tonnerre gronda. L’homme s’arrêta, fasciné.
     Le vent se tut. Les arbres geignirent, puis restèrent immobiles, comme des bougies, tous droits, inquiets d’attendre.
     Alors, le vent se leva et se précipita sur les forêts et les marais, en ouragan. Les premières gouttes tombèrent sur la terre ardente. Le soleil disparut et l’obscurité étreignit la terre. L’orage accourait et Toomas Nipernaadi resta à le contempler.
     Soudain il vit un homme qui sortait de la forêt. Il courait lourdement vers le cabaret. Il était petit et gros. Sa tête minuscule était plantée directement sur les épaules. À une bonne distance derrière lui, une femme le poursuivait en tenant le bord de sa jupe.
     — Küüp, Küüp, criait la femme. Küüp, ne me laisse pas seule !
     Mais Küüp ne regardait pas en arrière. Il courait le long de la pente comme un cheval devant un chariot.
     — Canaille ! cria la femme en pleurant, attends donc !
     Subitement, l’orage éclata juste au-dessus de leur tête. L’eau coula en cascades. La femme s’arrêta au milieu de la route en regardant autour d’elle, saisie de frayeur. D’un bond, Nipernaadi fut auprès d’elle. Il lui saisit la main et courut avec elle vers une grange proche où ils s’engouffrèrent.
     L’air tremblait et frissonnait. La chaleur était accablante.
     — Quel est ton nom ? demanda Nipernaadi.
     — Anne-Marie, répondit la femme en s’essuyant le front. Ses cheveux mouillés pendaient sur son visage marqué par la petite vérole. À chaque coup de tonnerre, elle se rapprochait du garçon.
     — Et que faisais-tu dans la forêt, demanda Nipernaadi, que tu n’as pas entendu s’approcher l’orage ?
     — Je n’ai rien entendu ; il faisait si calme, le soleil brillait et…
     Subitement, ses idées changèrent d’objet.
     — Küüp, coquin ! Il m’a laissée au milieu de la route, en plein orage, le poltron ! Il faisait si chaud que je m’étais endormie sous un arbuste. Et quand le temps s’est obscurci et que l’orage a commencé à gronder, Küüp sauta sur ses jambes et se mit à courir comme un fou. Il n’eut plus un regard pour moi, ce lâche ! Nous étions venus nous promener dans la forêt pour cueillir des baies.
     — Qui est ce Küüp ? demanda Nipernaadi.
     — Küüp est le patron du cabaret, là-bas, au bord de la Kaava. Il n’a pas grand-chose à faire dans son débit. En été, il est vide comme un soufflet. Il n’y a que des mouches sur les tables rondes. En hiver, il y a plus d’agrément, car les hommes reviennent des travaux du dehors et il passe des caravanes de Tziganes. Alors, Küüp a sa besogne.
     — Des Tziganes, ici, dans ce marais ? s’étonna Nipernaadi.
     — Mais oui, justement en voilà ! accentua Anne-Marie fermement. Vois, là, à gauche. C’est là que se trouvent leurs cabanes. Maintenant, elles sont vides, il ne s’y trouve que Jaan-le-Trotteur. Peut-être as-tu déjà entendu parler de Jaan-le-Trotteur ? Son vrai nom est Jaan Indus, mais on l’appelle « le trotteur » parce qu’il est dément et qu’il se croit un cheval. Il court en hennissant sur les sentiers du marais. Il est tout à fait fou. Il a toute sa vie vendu, acheté, échangé et volé des chevaux, tant et tant que, dans ses vieux jours, il se croit devenu lui-même un cheval. Il ne fait rien que gratter avec un pied, hennir et trotter. Il est très heureux quand on le frappe et qu’on crie « Hue ». Alors, il rejette la tête en arrière, hennit et court comme le vent le long des chemins. Les Tziganes, en s’arrêtant ici, lui laissent quelques croûtes de pain. Mais le vieux Indus mange également du foin, de l’avoine et de l’herbe. Les Tziganes se sont installés ici parce que le marais est un bon abri pour leurs chevaux volés. Personne ne pourrait retrouver une bête ici.
     — Et toi, qui es-tu ?
     — Moi ? traîna Anne-Marie. Rien ou peu de chose. Mon mari Jairus est parti et je travaille comme servante au cabaret de Küüp.
     Soudain, il y eut une forte explosion et la grange se remplit de feu. La terre trembla et gronda. La femme se jeta dans les bras du garçon
     — Jésus-Christ, fils unique et bien-aimé du Seigneur, notre ange défenseur à tous, pardonne-moi mes péchés, mes erreurs, mes tromperies et mes injustices, comme tu as déjà pardonné, auparavant, à tous les pécheurs, dit la femme d’une seule haleine, le bout des doigts humblement joint.
     — Tu pèches évidemment lourdement avec ce Küüp ? dit Nipernaadi en serrant la femme dans ses bras.
     Anne-Marie le regarda avec mépris et le repoussa.
     – Avec un tel imbécile, quel péché ! dit-elle simplement.
     L’eau coulait de ses vêtements et, gênée par les flaques, elle sautait comme une pie d’une place sèche à l’autre. À chaque coup de tonnerre, elle tressaillait et regardait autour d’elle, effrayée, en joignant les mains. Mais pendant les intervalles qui séparaient les coups, elle reprenait son bavardage. Elle avait enlevé son fichu et l’avait étendu sur ses genoux. Ses cheveux blonds pendaient en mèches humides sur ses épaules. Sa bouche était comme une tomate dans son visage jaune.
     Le garçon la regarda, un peu gêné et demanda :
     — Ton mari Jairus est-il employé aux travaux extérieurs ?
     Le visage de la femme se crispa ; elle détourna les yeux.
     — Je n’aime guère les questions impertinentes, dit-elle d’un ton maussade. Mon mari est parti et voilà tout ! Il est déjà parti depuis deux ans et trois mois et ne reviendra pas avant neuf mois… Je n’ai plus rien à ajouter.
     Elle sourit, jeta un coup d’œil au garçon et redevint amicale :
     — Tu es curieux comme Taavet Joona, dit-elle. Peut-être connais-tu déjà Taavet Joona ? C’est le garde de notre bac. Regarde, là dans la cabane en face du cabaret. Il est encore tout jeune ; il a une vingtaine d’années. Il est devenu orphelin à l’âge de dix ans et, depuis lors, il conduit le bac… Il est devenu orphelin quand son père est mort accidentellement. Cet homme était un vrai gueux. Il était grand, noir et poilu, il avait une tête de lion et quand il criait, c’était comme si le tonnerre éclatait. Il n’y avait personne qui ne craignît le vieux Joona-tête-de-lion. Personne ne passait la rivière de bon gré. Celui qui le pouvait restait chez lui. Et quand il fallait aller en ville ou en revenir, on se réunissait en convoi et, ainsi seulement, on s’approchait du bac. Ce vieux Joona aimait une Tzigane ; il la poursuivait comme un moustique. On le lui avait assez déconseillé. Mais le vieux n’abandonna pas la fille ; il ne devint jamais raisonnable. Il grondait, pour toute réponse : Je prends garde moi-même à mes affaires, je règle moi-même mes comptes. Et, un jour que la jeune fille voulait passer la rivière, Joona la prit sur le bac. Et alors il lui demanda pour la dernière fois si elle voulait lui appartenir pour la vie ou pour la mort. La jeune fille rit en guise de réponse. Et quand le bac fut au milieu du courant, le vieux Joona coupa les câbles… ils furent entraînés dans la cascade… On ne trouva leurs cadavres que quelques jours après… Même la rivière n’en voulait pas.
     Depuis ce jour de malheur, c’est Taavet Joona qui est passeur. Mais le garçon n’est pas beaucoup plus raisonnable que son père. Il est tellement curieux qu’il ne commence à transporter un voyageur que quand il l’a questionné à fond. Qui il est, d’où il vient, où il va, quel est son métier, n’aurait-il pas pu rester chez lui, a-t-il donné assez à manger et â boire à son cheval ? Et quand il a reçu réponse à toutes les questions, il se retourne en chantant, commence à tirer les cordes du bac, comme si toutes les réponses ne l’intéressaient plus du tout. Mais Taavet Joona aime bien chanter. Il est toujours assis près de sa fenêtre et il chante jour et nuit. Personne ne connaît ses chants. Dieu sait où il trouve les paroles et les airs. À une noce, il a chanté trois jours et trois nuits sans arrêt et, quand les invités furent partis et que les hôtes de la ferme voulurent aller se reposer, on lui dit : Arrête, maintenant, Taavet Joona, c’est assez. Le garçon parut sortir du sommeil et déclara : Je regrette, je commençais justement à avoir de l’entrain. Quand Joona se met à gazouiller, il n’entend plus personne. Les voyageurs peuvent l’appeler pendant des heures de l’autre côté de la rivière. Taavet Joona ne les entend pas. Il voit bien des gens qui agitent les mains, mais il ne les entend pas. Et nous avons souvent des disputes et des querelles à cause de cela. Personne, dans les environs n’aime Taavet Joona. Il est comme une croix sur leur poitrine, un fardeau sur leurs épaules. Il n’y a que Küüp qui loue Joona. Il n’est pas un voyageur qui, en attendant, n’entre dans le cabaret et, dans son abandon, ne vide quelques bouteilles de bière. Et quand c’est le moment de la foire, à la ville, j’apporte toujours du vin et de la bière à Joona, de la part de Küüp. Que le garçon boive et chante ainsi, Küüp aura aussi des revenus pour la saison d’été !
     Dans les moments où il n’y a pas beaucoup de voyageurs, tout le monde s’écarte du bac comme de la peste. Ce n’est qu’en cas d’urgence qu’on y a recours. Qui donc aurait vraiment besoin du bac ? Seul Jaan-le-Trotteur court souvent à lui, s’arrête en hennissant, regarde l’eau, gratte impatiemment avec le pied et ensuite, comme s’il était chassé par quelqu’un, il rebrousse chemin en trottant et en s’ébrouant…
     Le temps s’éclaircissait. La pluie avait cessé. Le grondement de l’orage s’éloignait et les éclairs n’étaient plus si éblouissants. La Kaava qui, il y a quelques heures, était resserrée dans un lit étroit, s’étalait maintenant en large torrent. La cascade frémissait. Le vent ne soufflait plus que faiblement. Anne-Marie commença à tresser ses cheveux en nattes.
     — D’où viens-tu, où vas-tu ? demanda-t-elle, ses épingles à cheveux entre les dents. Nous n’avons jamais un homme pareil à toi ici — tu as même un kannel avec toi ! Tu as probablement été jouer dans une noce ? Ou bien viens-tu ici pour chercher un cheval, une génisse ou un cochon perdu ?
     Elle rit à gorge déployée et noua son châle sur la tête.
     — Nous avons une telle renommée, continua-t-elle, que dès que quelque chose se perd, on accourt tout de suite ici. Mais il est inutile de venir ici en été. Nous vivons alors comme des souris dans un trou ; même les hommes sont partis. Tu cherches certainement quelque trace ?
     Le garçon fit un signe de la main :
     — Je me promène simplement pour mon plaisir. Je n’ai rien à faire ici. Je vais me remettre en route.
     Il sourit, prit la jeune femme par la taille et insinua :
     — Peut-être me demanderas-tu de rester ? Tu pourrais être gentille avec moi et me prendre pour quelques jours chez toi : je te jouerais de cet instrument merveilleux ! Il frappa avec la main sur le fond du kannel.
     Mais Anne-Marie le repoussa :
     — Je n’ai besoin de personne, dit-elle, j’ai déjà mon mari.
     — Küüp ?
     — Non, Jairus.
     — Mais Jairus est en prison pour vol de chevaux et ne sera pas libre avant neuf mois. Peut-être sa détention se prolongera-t-elle encore ? Il a peut-être d’autres peccadilles sur la conscience ?
     La femme lança un coup d’œil méchant au garçon. Son visage était écarlate. Sa bouche se crispa malicieusement. Elle s’assit de nouveau sur le seuil de la grange et regarda le ciel où apparaissaient des taches bleues. La pluie avait tout à fait cessé.
     — C’est un mensonge ! cria-t-elle. Je n’ai pas dit que Jairus était en prison… à moins que quelqu’un d’autre te l’ait dit ? Et même s’il était en prison, ce ne serait pas pour vol de chevaux, oh non !… Les chevaux de Jairus, le diable lui-même ne pourrait plus les retrouver… Tu peux entendre des hennissements dans le marais, mais tu ne peux pas les trouver… Il connaît et son métier et le marais de Maarla. Il y a grandi et en connaît le plus petit sentier. Il sait se cacher sous un tertre comme une vipère, C’est tout autre chose qui l’a amené là-bas, une chose dont il n’y a pas de raison de parler. Mais, il va bientôt revenir et alors, que chaque homme prenne garde !
     — Küüp également ? demanda Nipernaadi.
     — Non, pourquoi ? s’étonna Anne-Marie. Küüp n’a pas de raison de craindre Jairus ; ils sont amis.
     Elle se leva et arrangea ses vêtements.
     — Regarde donc quelle chute, dit-elle gaiement. Le Maarla est devenu un lac ruisselant. Joona va certainement chanter maintenant. Ces derniers temps, le soleil avait soudé ses lèvres.
     Elle jeta un coup d’œil malicieux au garçon et ajouta :
     — C’est ainsi, et maintenant, salut !
     En quelques pas, elle fut sur le chemin. L’eau et la boue éclaboussaient autour d’elle. Elle saisit le bord de sa jupe et elle se dirigea vers la Kaava en sautant gaiement :
     — Anne-Marie, cria Nipernaadi derrière elle.
     La jeune femme lui décocha un coup d’œil souriant et poursuivit sa course. Elle disparut bientôt derrière les aulnes, les peupliers et les bouleaux, au tournant du chemin.
     — Quelle drôle de fille, fit le garçon, maussade. Elle était si pressée. Elle aurait cependant pu rester encore un peu ; elle avait sûrement le temps ! Comme je lui aurais joué du kannel ! Que peut être le chant de Joona à côté du mien ?… Mais non, elle n’a pas voulu — elle était fière. Elle ne louait que Jairus et Küüp, ces gueux ! Et puis, elle est partie. Comme ses jambes paraissaient blanches dans le soleil. Sa bouche débordait de rires…
     Il enleva son veston et l’étendit à sécher. Le soleil brillait de nouveau. Les oiseaux se réveillèrent et tous les arbres et les arbustes furent remplis de leur ramage et de leur gazouillement passionné. Sur les fleurs, les feuilles et les brins d’herbe, des gouttes d’eau scintillaient comme des perles. Le gazon était imbibé d’eau ; plein de sève exubérante, il s’ébouriffait gaiement quand le vent l’effleurait,
     Le soleil déclina à l’horizon.
     Le garçon resta encore quelques instants, puis il prit son veston, jeta la corde de son kannel au-dessus de son épaule et marcha rapidement vers le bois.
     Non, non ! il ne resterait pas ici — Anne-Marie ne l’avait pas invité ! Quels drôles de gens il y avait ici ! Lui seul connaissait leurs affaires et leurs besognes. Ils volent, ils chantent, ils sont condamnés à la prison, ils vont chercher des baies dans la forêt pendant l’orage, ils se précipitent avec le bac dans la chute !
     Pourquoi Anne-Marie était-elle si arrogante ? Pourquoi ne voulait-elle pas qu’il joue du kannel ? Non, elle ne voulait pas — elle n’avait besoin de personne. Comme s’il avait demandé de l’amour ! Il voulait simplement rester assis, faire évoluer ses doigts sur le kannel et parler de l’étrangeté de ces nuits blanches, brûlantes et lumineuses au cours desquelles les nerfs semblaient être sur une enclume.
     Peste ! c’était vraiment un homme admirable que ce vieux Joona-tête-de-lion. II avait coupé les câbles et s’était précipité dans la chute !
     En arrivant dans la forêt de Jaanihansu, Nipernaadi se retourna brusquement. Il fallait qu’il voie cette cascade de plus près. Il fit un grand tour pour arriver à la chute de la Kaava et s’assit. Les eaux rougeâtres brillaient et scintillaient dans le soleil couchant. Elles se précipitaient en écumant et en bouillonnant des hauteurs pierreuses. La poussière d’eau se volatilisait en une brume rosâtre, qui devint grise quand le soleil se coucha.
     Et le ciel fut clair, merveilleusement, et pâle comme du lait.
     Nipernaadi se leva brusquement et se dirigea d’un pas rapide vers le cabaret de Kaava.
     
     La nuit était calme et chaude, le ciel gris argenté. Des étoiles isolées scintillaient. La pleine lune luisait à travers les arbres.
     Derrière le cabaret, entouré de bouleaux nains et de trembles, se trouvait une petite ait basse dont le toit moussu s’appuyait sur le sol. Il y avait de grandes touffes de bardane de chaque côté du seuil. La prairie, au-delà, était pleine de roseaux à houppe.
     Nipernaadi alla vers l’ait. Il écouta et frappa :
     — Anne-Marie chérie, écoute-moi, dit-il. C’est moi, l’homme au kannel, avec qui tu étais dans la grange au bord du marais, pendant la tempête. Te souviens-tu ? Le garçon à qui tu as parlé de Küüp, de Joona, de Jaan-le-Trotteur et de ton malheureux mari, Jairus, qui a été arrêté à cause d’un vol de chevaux. Pardonne-moi de te déranger. Je voulais partir d’ici, je partais déjà, mais alors je me suis dit qu’Anne-Marie ne serait peut-être pas méchante et qu’elle m’inviterait un instant chez elle. Évidemment, pas tout de suite… pas aujourd’hui… ni demain… et ne parlons pas encore d’après-demain… mais plus tard… disons dans une ou deux semaines… quand tu seras déjà habitué à moi… que tu m’auras accordé quelques regards brûlants… Pour aujourd’hui, tu me permettras de m’asseoir et de bavarder un peu, n’est-ce pas ?… Mais si tu veux être vraiment gentille, roule ton lit près de la porte, autrement tu ne m’entendras pas bien.
     Il déposa le kannel contre le mur, essuya la sueur de son front et s’assit sur le seuil de l’ait.
     — Les nuits sont si chaudes, poursuivit-il, si chaudes et si claires. On admire le coucher du soleil et à peine s’est-on retourné que le cercle brûlant brille déjà de l’autre côté du ciel. A-t-il fait nuit ou non ?… L’incertitude rend impatient et malade. On se promène comme un lunatique, sans trouver place qui convienne ! On n’a pas sommeil…, on est un oiseau sur la branche.
     Je suis venu, Anne-Marie, et pourtant, je ne te demande rien. Mais je puis devenir fou à la seule pensée que quelqu’un passe près de moi avec indifférence, comme si j’étais une pierre moussue, la poussière de la route ou une souche pourrie…, sans jeter un coup d’œil sur moi… C’est terrible, Anne-Marie, n’est-ce pas ? Et alors, c’est pourquoi j’appelle cette personne, je l’appelle et je commence à lui parler, Dieu sait de quoi et pourquoi !… Peut-être pour qu’elle remarque que je suis également un homme, que je respire, que je souffre et que je me réjouis de la beauté de l’été.
     Pourquoi ne pourrais-je pas dire que je t’aime, et que tu es si jolie et si gentille que tous les hommes tendent la tête vers toi, comme des fleurs vers le soleil. Je dis toujours à chacun ce qu’il aime écouter. Je sais que ce n’est pas juste et qu’il faut toujours dire franchement la vérité. Mais je n’y peux rien, j’ai honte. Comment pourrais-je dire la vérité ? Oserais-je dire qu’Anne-Marie est une mauvaise femme dont le mari est en prison, mais qui court avec Küüp. Elle dit qu’elle va dans la forêt pour chercher des baies, mais elle s’endort à cause de la chaleur. Et personne ne sait ce qui se passe quand elle apporte du vin et de la bière à Joona pour qu’il chante… Tu te mettrais sûrement en rage si je te parlais ainsi et cela ne changerait rien ni pour toi ni pour moi. Il vaut mieux que je mente. Il vaut mieux que je dise : Anne-Marie, femme du marais, dès que je t’ai vue, dès le premier coup d’œil, le pauvre garçon que je suis a senti son cœur défaillir. Hein ! tu riras sûrement et tu seras généreuse pour moi…
     Regarde ! les nuages géants montent au-delà de la forêt comme une armée bien rangée. Ils ne sont pas encore blancs, mais ils sont gris argent, et leurs bords sont roses — le matin est proche, la nuit est passée. Avant-hier, je me suis couché sous un chêne et j’ai eu un rêve étrange. Mais ce n’était pas un rêve, puisque c’est arrivé réellement.
     Loin, au-delà des terres et de la mer, habitait le prince régnant de Kapurthala, le célèbre maharadjah. As-tu déjà entendu parler de lui ? Il a des châteaux magnifiques et autant d’esclaves que de fourmis dans une fourmilière, qui amassent et transportent les trésors de tous les coins du monde. Les trésors coulent dans ses entrepôts comme des fleuves, des rivières ou des ruisseaux par-delà les montagnes et les forêts. Il y a     là des amas de perles et de diamants en aussi grande quantité que les tertres de vos marais. Ah, Anne-Marie, si l’on regardait ces pierres précieuses, on pourrait en devenir aveugle et muet, tant elles brillent et jettent des flammes. Et le maharadjah de Kapurthala a une fille, Enelele, qui est petite et fragile comme une noisette.
     Et voilà que, subitement, elle tombe malade. Le maharadjah n’entend plus le rire joyeux d’Enelele — elle dort, froide et raidie, la chère enfant. Personne ne peut la guérir, personne ne connaît de remède contre sa maladie. J’ai entendu des docteurs marcher sur la pointe des pieds en s’arrachant les cheveux, comme s’il s’agissait de la mauvaise herbe d’une plate-bande. Le prince est miné par le chagrin ; il ne mange plus, il ne boit plus, et ne pose plus la tête sur son mol oreiller. Il envoie d’abord six cents de ses plus célèbres sujets sous la hache, comme mortification en guise d’avertissement pour les autres. Il organise ensuite de grandes prières solennelles, hélas ! sans résultat : la petite Enelele reste froide et raide. Le maharadjah proclame alors que celui qui sauvera sa fille malade, Enelele, héritera de sa couronne, de son pouvoir et de sa richesse, et qu’il aura en plus Enelele comme récompense.
     Et voilà qu’arrivent de longues caravanes d’éléphants blancs, portant sur leurs dos les princes et les seigneurs les plus riches du pays. Voilà que des trains, des bateaux et des caravanes se précipitent vers Kapurthala. Et parmi eux, se trouve également Toomas, le garçon du pays nordique, qui porte le nom de Nipernaadi… Il est monté sur un cheval maigre et porte d’humbles vêtements d’ouvrier. Mais il est sûr de son intelligence et de son charme. Il sourit aux reproches et ne répond pas aux railleries — ce garçon du pays nordique est ainsi. Et, l’heure venue, quand tous les anges de tous les sages de tous les pays n’ont pu arriver à rien, le garçon s’approche et tente sa chance. Il ne fait que parler à la malade de ses forêts et de ses prairies, des nuits blanches et des jours brûlants, des cascades écumeuses et du mystère des marais. Et voilà que Enelele se lève et rit, tout gai et tout clair…
     Le prince régnant de Kapurthala, le riche maharadjah, frappe sur sa poitrine puissante comme sur un tambour :
     — Tiens, prends tout ce que je possède ; tu peux même m’engager comme valet, si cela te plaît. Et ceux qui l’entourent, les seigneurs, les princes et les sages, sont furieux. Ils voudraient hurler de jalousie et de colère, mais ils n’osent pas. Ils détournent les yeux et se taisent.
     Et alors, le garçon du pays nordique, qui s’appelle Toomas, dit :
     — Excusez-moi, messieurs, je n’ai rien demandé. Je ne veux pas un brin de votre richesse, car je suis mille fois plus riche que vous. J’ai dans mon pays nordique, des forêts puissantes, au-dessus desquelles volent des oies sauvages. J’ai des prairies où fleurissent des fleurs plus charmantes que vos pierres précieuses. J’ai des champs dans mon pays du nord et, quand le vent souffle dans les blés, c’est comme si la mer murmurait. Et mon soleil brille même à minuit.
     — Tiens, tiens, s’étonnent-ils, le soleil est à toi et brille même à minuit.
     — Il est possible que je n’aie pas de cabane où poser ma tête. Mais je ne veux rien de vous. Je suis venu pour mon plaisir et pour la petite Enelele. Si vous le permettez, je me contenterai d’un petit souvenir.
     Et je prends un soulier au pied d’Enelele et je le mets dans ma poche. Puis je monte à cheval. Salut et adieu !
     C’est une histoire vécue, je puis le jurer au nom de Dieu et de ses serviteurs. Elle m’est arrivée avant-hier et je vais te le prouver : j’ai ici, dans ma poche, le petit soulier de la princesse. Regarde toi-même, le voici…
     Nipernaadi commence à chercher dans ses poches. Il devient tout à coup inquiet et impatient, cherche de-ci et de-là.
     — Où ai-je pu le cacher ? Il n’est pourtant pas perdu ! dit-il effrayé.
     Il s’essuie le front du revers de la main, comme s’il s’éveillait.
     — Ces nuits claires rendent l’homme vraiment fou ! dit-il en soupirant. Il se tait et fronce le sourcil.
     — Tu n’aimes pas de telles histoires, Anne-Marie, dit-il. Je le sais. Je vais essayer de te parler de quelque chose d’autre. C’est bien triste que tu ne croies pas encore que je suis amoureux de toi. Vraiment, il pourrait bientôt arriver que, à cause de toi, je me précipite dans la cascade, comme Joona-tête-de-lion. Ce serait tellement facile. À moins que tu ne changes d’avis ?
     — Regarde, Anne-Marie. Je ne comprends pas pourquoi on n’a pas encore asséché le marais de Maarla pour en faire une prairie florissante. Il gronde et ruisselle sous chaque tertre et son brouillard s’étend à l’infini. J’ai regardé près de la cascade. Il n’y a que quelques toises d’épaisseur de mur schisteux. C’est lui qui retient l’eau. Quand on le fera sauter à la dynamite, le marais deviendra sec comme une cuvette renversée. Et alors, vous n’aurez plus besoin de voler des chevaux, de les cacher dans le marais ni d’avoir de l’amitié pour les Tziganes. Jairus, lui-même, quand il reviendra, pourra devenir un honnête fermier, et les jours de Küüp seront plus gais. On construira une grande route et les voyageurs entreront volontiers dans le cabaret pour s’y reposer. Ah, chère Anne-Marie, quelles belles prairies on pourrait avoir ! Sur ces prairies, il y aurait les troupeaux de vaches laitières d’Anne-Marie, avec, sous leur ventre, des pis comme des cuves. Et Anne-Marie regarderait ce troupeau du seuil de sa ferme, avec deux gamins pleurnichant dans sa jupe. Elle contemplerait son troupeau, rirait et crierait : Alii, Aloo ! Une fois le troupeau à la maison, elle aurait un tablier blanc pour traire, et ses yeux seraient remplis du soleil couchant. Le troupeau courrait lourdement sur la prairie verte, les chiens en avant et le berger derrière — et bientôt le lait commencerait à couler gaiement dans les seaux. Et Jairus serait également là — ou Küüp, comme tu voudrais — avec un cheval et une charrue. Il essuierait la sueur de son front et regarderait vers toi. Et une fois à l’intérieur, ton mari te dirait : — Tu vois, il ne faut plus voler de chevaux et risquer la prison. Les bêtes grandissent sur nos prairies comme des champignons dans la forêt ! J’ai bien examiné le marais. Durant des années, la rivière a apporté de la boue et du limon et le mur de la cascade a tout arrêté. Ainsi, à force de dizaines et de centaines d’années, il s’est formé un marais, alors que jadis se trouvait ici un champ fécond. Je connais ces choses, crois-moi, Anne-Marie. Je suis agronome, et spécialiste de l’assèchement des marais. Je parcours le pays et quand je trouve un marais pareil à celui-ci, je commence tout de suite les travaux. J’ai déjà asséché une dizaine de marais. Ce n’est pas très compliqué. On fait faire à environ vingt pas de la chute, un trou pour placer la dynamite. On y attache une mèche et les pierres volent en l’air. Après, on joint les fossés à la rivière et les eaux commencent à couler dans le lit de la rivière, jusqu’à ce que le marais soit sec. Dès l’automne, nous pourrons commencer à travailler avec les haches et la charrue et, au printemps prochain, nous sèmerons l’herbe. Et on ne trouvera nulle part une terre aussi sèche. Qu’en penses-tu, Anne-Marie ? Si nous commencions ce travail dès demain, toi, Küüp, Joona et moi ? Même Jaan-le-Trotteur pourrait nous être utile. Il ne faudrait pas beaucoup de jours pour terminer l’entreprise. Imagine seulement ce qui se passera quand les caravanes de Tziganes reviendront en automne. Ils s’arrêteront, effrayés au bord de la Kaava. Ils se frotteront les yeux, secoueront la tête. Il y avait cependant un marais, ici, auparavant ! Il ne restera que leurs cabanes, mais elles-mêmes paraîtront plus hautes, pareilles à des étrangères. À la place du marais il y aura de belles prairies, traversées par une rivière, la Kaava. Ils chercheront leur ancien foyer, mais ne le trouveront pas. Et alors, la crainte pénétrera dans leur âme. Ils sauteront sur leur voiture en tremblant et s’enfuiront au galop.
     — Oui, Anne-Marie, dès demain, nous commencerons à faire les trous de mine. Il n’y a pas de raison d’ajourner le travail. Joona sera débarrassé de l’ennuyeux travail de passeur et, à l’avenir, il pourra vivre tranquillement pour son chant. Il n’aura plus besoin de se précipiter comme un éclair quand quelque imbécile voudra passer la rivière. Il pourra finir tranquillement son chant et en commencer un nouveau. On n’aura plus besoin de bac. La rivière descendra dans un lit étroit et on pourra construire un pont. C’est drôle, Anne-Marie que tu ne me répondes pas. Tu ne m’as même pas salué. Je suis déjà ici depuis quelques heures, mais tu es muette comme un oiseau dans son nid… Tu ne dors pas, naturellement !  Tu m’écoutes derrière la porte, les oreilles ouvertes, la bouche souriante… Qui pourrait dormir maintenant que la brume a disparu du marais, que le soleil a atteint la hauteur d’un vakamaa et que des bandes d’hirondelles voltigent. Leurs nids sont certainement pleins d’oisillons. Regarde, les étourneaux ont déjà fait sortir leurs petits et maintenant ils volent d’une prairie à l’autre. Ils devront évidemment avaler quelques centaines de milliers de larves et d’insectes avant que leurs ailes puissent les porter pour le grand voyage au-delà des mers et des forêts, vers le sud. Anne-Marie, comprends donc enfin que je t’aime ! Réponds par un mot. Dis-moi un simple mot afin que je sache que tu te trouves derrière cette porte. Veux-tu que je te joue du kannel ? Tu en as déjà assez de ma conversation. Tu es d’accord avec tout et maintenant tu voudrais entendre l’instrument ? C’est juste, je t’avais déjà promis de jouer, là-bas, dans la grange, t’en souviens-tu ?…
     Il prit le kannel, se mit tout près de la porte. Il passa les doigts plusieurs fois sur les cordes, écouta un moment puis commença à jouer une polka rapide. Ses doigts semblaient danser sur les cordes. Son visage était souriant, ses yeux affectueux. Il se réjouissait apparemment lui-même de son jeu.
     — N’est-ce pas, Anne-Marie, que c’est joli ? demanda-t-il. Mais cette fois non plus, aucune réponse ne sortit de l’ait.
     — Dors-tu vraiment ? s’étonna Nipernaadi. Il frappa à la porte. Il joua, puis frappa de nouveau
     — Quel sommeil d’ours s’écria-t-il.
     À ce moment, la porte du cabaret grinça derrière lui et Küüp apparut sur le seuil. Il était encore à moitié endormi et s’abritait les yeux contre le soleil. Sa chemise blanche et ses pantalons étaient éblouissants.
     — Qui donc a fait du bruit toute la nuit ? cria-t-il en gardant la main devant les yeux et en essayant de regarder entre ses doigts. Est-ce un voyageur pour la foire ou un invité à quelque noce ? Alors, qu’il frappe sur la porte du cabaret, là où se trouve l’enseigne.
     — Et Anne-Marie, ici dans l’ait ? demanda Nipernaadi.
     — Anne-Marie, ici dans l’ait ? répéta Küüp. Non, il n’y a là que des bouteilles de bière vides.
     Nipernaadi déposa le kannel de côté.
     — Où est-elle alors ?
     — …Elle alors ? Küüp répéta les derniers mots. Elle dort dans le cabaret, à côté des chevaux.
     — Tiens, et elle n’est pas dans l’ait ? Et toutes mes histoires du maharadjah de Kapurthala, d’Enelele et de l’assèchement du marais de Maarla ont été jetées au vent pour rien ? J’ai donc parlé en vain à l’ait vide, et j’ai jeté mes plus jolies paroles contre cette porte pourrie ? Et Anne-Marie n’a rien entendu, ni de mon amour, ni des vingtaines de vaches aux pis comme des cuves ?… Elle n’a pas entendu qu’il promettait de faire écouler l’eau du marais ?        Elle n’a pas entendu son jeu artistique ? Il joue bien tous les jours, mais il peut aussi arriver qu’une unique fois, dans sa vie, il interprète toute son âme et ses inspirations… Et Anne-Marie n’a rien entendu. Elle dormait comme une morte, la poitrine montant et descendant comme une cascade. Elle dormait là-bas à côté des chevaux…
     — Apporte-moi de la bière et une tranche de pain, dit-il.
     — …une tranche de pain, dit Küüp en répétant les derniers mots de son interlocuteur, selon son habitude. Une bouteille de bière et deux tranches de pain ? Ou deux bouteilles de bière et une tranche de pain ? Comment était-ce, monsieur ?
     — Du pain et de la bière, cria le garçon, mécontent.
     — De la bière ? Tiens, maintenant, j’ai compris. Deux bouteilles de bière et deux tranches de pain.
     Il partit en clopinant. Ses pas lourds résonnèrent longtemps dans le cabaret vide. Il appela Anne-Marie. Finalement, il revint avec de la bière et du pain, les déposa sur le seuil de l’ait et versa de la bière dans les verres.
     — Tu viens de loin ? demanda-t-il. Tu joues probablement sur cet instrument, je crois que je l’ai déjà entendu. Ou bien es-tu ici pour une autre raison ? Il y a peu de temps, un homme est venu ici avec un grand trombone, mais ce trombone était rempli d’alcool de contrebande. Il me l’a offert à de bonnes conditions et il était vraiment bon. Mais on ne sait pas mettre d’alcool dans un kannel. Il regarda l’instrument de tous côtés, frappa sur son dos, essaya de le secouer.
     — As-tu déjà vendu ta marchandise ailleurs ? demanda-t-il malicieusement.
     — Je suis un assécheur de marais, dit Nipernaadi fièrement. Je voyage à travers le pays et là où je trouve un marais, mon travail commence.
     — Ton travail commence ? s’étonna Küüp. Tiens, tiens, tu es un homme pareil ? Qui aurait pu supposer cela à voir ce kannel. Mais avec le marais de Maarla, il n’y a rien à faire. Ses eaux sont profondes et des dizaines de sources ruissellent sous chaque tertre. Même le diable n’en viendrait pas à bout !
     — Tiens, on n’en viendrait pas à bout ? se vanta Nipernaadi. Mais je connais mon métier. Il n’y a pas de source. Il n’y a que du limon et de la boue transportés de la forêt. C’est le mur de schiste qui empêche l’eau de s’écouler.
     — …de s’écouler ! répéta Küüp. Il approcha le kannel de son nez et le renifla. Non, ce n’était vraiment pas un artifice de contrebande. C’était un instrument insignifiant et sans valeur qui convenait peut-être pour des enfants. C’était regrettable, très regrettable. Dans le trombone, il y avait du très bon esprit de vin, et bon marché. Tous ceux qui en avaient bu l’avaient loué et l’avaient payé beaucoup d’argent. Il aurait quand même pu mettre quelques gouttes dans son instrument, cette canaille, et ne pas le transporter pour rien.
     — Tiens, assécheur de marais ! Küüp a vu de plus grands messieurs que toi accourir ici avec des machines, mesurer, explorer le marais, fourrer le nez sous chaque tertre. Mais ils secouaient la tête et repartaient. Il ne restait derrière eux qu’une mauvaise odeur de fumée, et c’était tout. Le marais, et les affaires qui y sont liées, restera éternellement ce qu’il est. Que seulement Jairus revienne au plus vite et tout le monde aura de nouveau du travail et de l’argent. Et qu’un tel musicien de rien croie pouvoir assécher le marais de Maarla ! Il est pauvre et misérable et se promène comme un valet de ferme. Ses bottes sont trop grandes et usées. On ne sait pas s’il a assez d’argent pour payer ses consommations. Avec ma tête ensommeillée, je lui ai apporté trop. Il aurait eu assez d’une bière et d’une tranche de pain. Ou encore mieux d’une tranche de pain. La bière, il aurait pu la payer d’avance. Ce musicien boit avec trop de plaisir. Il mange avec trop d’avidité. Non, non, un tel vagabond ne pourra rien payer !
     — Eh bien, alors, tu assèches les marais ? demanda de nouveau Küüp. Es-tu aux ordres du gouvernement ?
     — Voici de l’argent ! dit Nipernaadi. Prends ce que je te dois.
     « Il a quand même de l’argent ! s’étonna Küüp. Non, sacré diable, tous mes soupçons ont été mal fondés. Qui sait, peut-être est-il vraiment un ingénieur de marais, un délégué de l’Union des paysans, un instructeur, ou comment appelle-t-on ces bouffons ? Aujourd’hui, on ne peut plus croire personne. Le visage et les vêtements ne disent plus rien. Quelques fois arrive un monsieur bien. Il fait la fête, mange et boit, et puis voilà la police sur ses talons : c’était un simple voleur. Il faut que j’appelle Anne-Marie pour qu’elle cause un peu avec ce garçon. Peut-être commandera-t-il encore quelque chose. De la bière, du vin ou une bouteille de kummel. Qu’Anne-Marie parle du marais — il n’y a rien à assécher ici, c’est une fondrière sans fond. Qui sait s’il n’inondera pas toutes mes prairies au-delà de la cascade. »
     — Anne-Marie n’est pas ici ! dit subitement Küüp. Elle dort dans le cabaret à côté des chevaux. Maintenant, elle doit être debout ! Dois-je l’appeler ?
     — Non, il ne faut pas, dit Nipernaadi.
     — Non, il ne faut pas ? s’étonna Küüp. Mais n’as-tu pas demandé après elle ?
     — Oui, mais c’était il y a longtemps déjà, dit le garçon. 
     — Il y a longtemps déjà ? Tiens, il y a longtemps ? Et maintenant, tu n’as plus envie. C’est déjà une vieille histoire — les caprices des messieurs soufflent comme les vents. Il y a quelques instants encore, il se lamentait et criait après la femme…, maintenant, il ne peut plus la voir.
     — Tu vas rester longtemps à Maarla ? demanda Küüp, curieux.
     — Longtemps ? répéta Nipernaadi comme s’il sortait de son sommeil. Comment le saurais-je ? Vous êtes de drôles de gens ici. Je dois encore réfléchir à la manière de m’y prendre avec ce marais. Vous êtes habitués à une vie misérable et immorale et vous n’en désirez pas davantage. Ou pourrait-on voir ailleurs un pareil non-sens ; une femme qui ne dort pas dans l’ait, mais auprès des chevaux ! Non, le soleil est déjà haut, et tout le monde dort encore.
     Et Nipernaadi prit son kannel et se leva.
     — De l’assèchement du marais de Maarla, nous reparlerons encore, dit-il en partant. Puis il alla au bord de la rivière et cria :
     — Joona, écoute, Joona, fais-moi vite passer la rivière.
     Il attendit.
     — Joona, canaille cria-t-il furieusement. Viendras-tu enfin !
     — Quel drôle d’homme, dit Küüp en regardant le garçon. Dieu sait qui il est. Un tailleur ou un musicien. Mais il est peu probable que ce soit un instructeur.
     
     Joona, le passeur, était assis dans sa cabane et regardait la rivière.
     Ainsi vont nos affaires, pensait-il. Il est venu ici un grand homme qui aime bien se vanter. Il a pris toute la besogne en main. Maintenant, il flâne de l’autre côté de la rivière. Qu’il y ait des voyageurs ou non, cela l’intéresse, cet étranger. Il passe le lourd bac pour son plaisir. Parfois, il le tire au milieu du courant, se couche sur le dos et regarde pendant des heures le bouillonnement de l’eau autour de lui. Dieu sait ce qu’il regarde. Il a dit qu’il avait de la besogne à Maarla. Que Joona devait être sans souci, qu’il parviendrait sûrement à passer le bac tout seul. Qu’à partir d’aujourd’hui, il se repose, et chante ses chansons. Lui, Nipernaadi, prendra soin des passagers. Il a promis de me donner fidèlement l’argent du passage. Lui, il ne veut rien pour cela. C’est un plaisir pour lui, une distraction, un amusement.
     Ainsi parle cet étranger. Il est un peu naïf, il est bizarre, mais il n’est sûrement pas un voleur. Chaque soir, il jette l’argent qu’il a gagné sur la table : voici ce que j’ai reçu durant un jour et une nuit, pas un sent de plus. Il est diligent. Depuis qu’il a commencé à passer le bac, il y a plus de passagers. Quelquefois, ils font même la file. Dieu sait d’où ils viennent et où ils vont. Il l’a bien demandé à Nipernaadi, mais il ne se soucie guère des voyageurs. C’est une chose sans précédent. Comment peut-on ainsi faire passer des gens sans savoir qui ils sont ni où ils vont ? Cet étranger ne demande rien, ils les laisse aller où ils veulent.
     Mais peut-être le séjour de l’étranger ici est-il une malice. Pourquoi sinon travaillerait-il au bac sans rémunération ? Peut-être guette-t-il un voleur, un grand criminel. Il a tissé ses filets comme une araignée et il attend. Et quand celui qu’il attend paraîtra, il tombera dans le piège comme une souris. C’est sûrement ainsi — et c’est pour cela qu’il reste des jours et des nuits sur le bac et dans les environs de la rivière, sans même venir manger.
     Ce qu’il raconte n’est pas clair et à l’air singulier. Il dit qu’il est assécheur de marais. Il promet de faire du Maarla, une prairie féconde, que pour lui, c’est une chose simple, un travail de deux ou trois jours seulement et que dès le troisième ou le quatrième jour, on pourra mener des troupeaux sur les prairies. Il lui manque encore des forets et de la dynamite. II demande du matin au soir à Joona d’aller à la ville et de lui rapporter ces objets. Il dit qu’il a là-bas un ami qui est quincaillier. Il répète toujours la même chose, sans varier, avec entêtement :
     « Joona, va à la ville ! Imagine seulement un instant que nous démolissions le mur de pierre. Le marais deviendra sec et la rivière descendra dans un lit étroit, comme dans la forêt de Jaanihansu. Alors, il sera tout à fait facile d’y construire un pont et tu n’auras plus besoin de continuer ce métier ennuyeux de passeur. Tu es comme le dernier des esclaves. On t’appelle et tu dois courir. Tu es comme un garçon de courses pour chaque voyageur, pour chaque piéton, qu’il soit un seigneur de haute naissance ou un tanneur. Mais quand nous aurons asséché le marais, tu pourras partir d’ici librement, te promener et chanter. Tu ne feras plus que chanter tes chansons comme un oiseau, comme un rossignol sur une branche. Tous les chemins s’ouvriront devant toi, tu iras partout et tu n’auras plus ni maître pour t’oppresser, ni personne pour te questionner. Et Anne-Marie commencera à exploiter une ferme, une grande ferme avec de belles prairies. Qu’est-ce que Joona peut désirer de plus ? Et quand tu seras fatigué de tes promenades, tu t’arrêteras dans la belle maison d’Anne-Marie, tu contempleras ses grosses vaches, ces garçons aux joues rouges. Tu admireras toute cette fortune, ces prairies spacieuses et tu diras : Pardonne-moi, ma chère Anne-Marie, je suis un peu le complice de ton bonheur et de ta fortune. Tu donneras généreusement un cheval de bois au plus jeune gamin, tu pinceras la petite fille sous le menton et tu repartiras. Mais Anne-Marie courra encore après toi et là, sous le vieux chêne, elle te donnera un baiser sur la bouche. Et elle dira : Passe de nouveau par ici dans cinq ou dix ans, j’aurai alors quelques bambins de plus, grâce à mon Jairus, mon Jairus ! Eh bien, que pourras-tu demander de plus ? Mais quel entêtement y a-t-il donc en toi ? Tu détournes ton visage et tu boudes. Et tu ne veux pas aller à la ville chercher les forets et la dynamite. »
     Ainsi parle Nipernaadi.
     Et que peut lui répondre Joona ? Qu’il ne veut pas partir d’ici, qu’il ne veut pas chanter et se promener, qu’il n’est pas le moins du monde un chanteur et qu’il ne voit pas le moindre intérêt à assécher le Maarla et de faire d’Anne-Marie une riche propriétaire ?
     Nipernaadi ne tient pas compte de ce qu’il dit. Il n’écoute pas la réponse. Pourquoi est-il venu ici ? Il aurait mieux fait de rester où il était ? Pourquoi un tel homme se promène-t-il à travers le pays, assèche-t-il des marais, passe-t-il le bac et raconte-t-il de drôles d’histoires ? Des histoires sur Anne-Marie, ses enfants, sa ferme et sur Joona ?
     Et Joona soupire.
     
     Toomas Nipernaadi avait beaucoup de besogne ; toute la journée il mesurait le marais, examinait la cascade et passait le bac. Et puis il y avait l’entêtement de Joona ! N’allait-il pas finir par aller à la ville ? Il écoutait les objurgations de Nipernaadi, il les écoutait mais ne partait pas. Nipernaadi ne pouvait quand même pas aller lui-même chercher des forets et de la dynamite ! Il y avait trop de travail — il n’avait même pas eu le temps d’aller saluer Anne-Marie et il n’avait vu Küüp que de loin.
     Cependant, parfois, il oubliait son importante mission. Il courait dans la forêt, s’étendait à l’ombre d’un arbre et y restait pendant des heures. Les jours étaient toujours brûlants et le ciel sans nuages. Le soleil de midi luisait, éblouissant, sur le marais et sur les champs. Et dans la forêt, sous les arbres et les arbustes, il tissait des taches de lumières en un filet bien serré, comme une toile d’araignée. Quand le vent faisait remuer les branches et les feuilles, ces taches vivaient subitement. Elles rampaient et scintillaient. Et mille petits insectes et scarabées grimpaient sous les feuilles, sur les tiges et sur les brins d’herbes. Les sapins étaient couverts de pommes de pin, rouges comme des pommes et qui, parfois, laissaient tomber des gouttes de résine. Le chèvrefeuille était plein de fleurs bleu-ciel. Entre les branches et les flaques d’eau, poussaient des fougères exubérantes. Et on voyait le ciel bleu entre les hautes cimes des arbres.
     Tandis que Nipernaadi se trouvait dans la forêt, Joona s’impatienta. Plusieurs chariots attendaient au bord de la rivière qu’on les fasse passer. Il courut à la lisière pour l’appeler :
     — Toomas, écoute, Toomas !
     Il resta à l’écoute et appela de nouveau :
     — Toomas, écoute, il faut passer le bac !
     Les hommes, de l’autre côté de la rivière, se mettaient jurer.
     — Tu ne peux plus nous faire passer ? grognaient-ils. Es-tu devenu si riche que tu aies loué un valet ?
     Mais Joona ne bougeait pas.
     — Oh, Jésus et misérable terre de Canaan ! Où est donc cette canaille ? grondait-il. Il a pris toute la responsabilité. Qu’il soit au moins correct et qu’il ne flâne pas dans les forêts ou dans le marais.
     Nipernaadi revint plus tard. Il tomba en arrêt comme un chien de chasse. Il avait entendu quelqu’un aiguiser une faux.
     — Eh bien, déjà ? demanda-t-il.
     — Eh bien, déjà ? traîna Küüp. Il ferma un œil et approcha la faux de l’autre œil, passa son pouce sur la lame brillante.
     — Oui, dit-il d’un air important et sérieux. Le temps de la moisson sera bientôt là. Je pense que dans quatre ou cinq jours, ce sera le moment. Et Anne-Marie pense comme moi.
     — Tu n’as pas beaucoup à faucher ! dit Nipernaadi malicieusement. Ces quelques tertres, on pourrait les gratter avec les ongles — il faut vraiment être sans honte pour oser les approcher avec la faux. Quand j’aurai asséché ce marais, vous verrez seulement combien il y aura de travail.
     Küüp ne répondit pas. Il appela Anne-Marie, ferma la porte du cabaret à clef et ils partirent tous deux, vers les prairies de Küüp qui se trouvaient au-delà de la cascade. Küüp marchait devant et Anne-Marie suivait.
     — Non, une chose est certaine, s’écria Nipernaadi. Il faut que je noie cet homme dans le marais. Il n’y a pas moyen de vivre quand un pareil animal est sans cesse sur ton chemin. Et il rentra chez lui, furieux.
     — Joona cria-t-il en entrant. Se peut-il que nous deux, jeunes hommes, devions supporter patiemment les agissements de ce vieil homme avec Anne-Marie ? Il fait comme avec son épouse. J’ai un cœur tendre et je ne puis supporter de voir une femme souffrir tous les jours et ne plus avoir une heure de bonheur dans la vie.
     — On ne sait pas si elle souffre, dit Joona.
     — Tiens, elle ne souffre pas ! s’écria Nipernaadi avec patience. À ton avis, c’est un grand bonheur de vivre avec une telle crapule. Ah, Joona, va donc plutôt à la ville.
     Il s’assit à la table et commença à tambouriner nerveusement.
     — Comme tu es insensible, Joona. Je ne comprends pas comment tu peux rester assis si tranquillement. Tu ne vas nulle part, tu ne fais rien. Tu ne sais même plus chanter. Joona, pourquoi ne me chantes-tu pas quelque fois une chanson ?
     Joona sourit et commença à fredonner quelque chose.
     Nipernaadi l’écouta, baissa le nez et secoua la tête.
     — Non, Joona, dit-il avec impatience. Tu ne peux pas me distraire avec cela. Il est certain que tu as une voix céleste. Après ta mort, tu entreras sûrement dans le chœur du Seigneur comme premier chanteur Mais le chant ne me plaît que quand je chante moi-même. Autrement, c’est une chose insupportable. Viens, prends ton sac et allons à la ville. Tu es d’accord, Joona ?
     Joona soupira tristement :
     — Ne te serait-il pas possible d’attendre pour l’assèchement de ce marais ? demanda-t-il timidement, d’ajourner le forage à un peu plus tard, disons au printemps prochain, ou au moins à l’automne ? À ce moment-là, nous aurons quelques assistants et moi, j’aurai plus de temps. Pourquoi te presses-tu ainsi ?
     Nipernaadi se redressa brusquement :
     — As-tu perdu ton bon sens ? cria-t-il, effrayé. À quoi bon ajourner un tel travail ? Il s’approcha tout à fait de Joona.
     — Sais-tu, garçon, dit-il d’un air important, que ce travail pourrait devenir l’œuvre de ma vie. Tout ce que j’ai fait peut tomber dans l’oubli, mais ceci subsistera éternellement. Et je pense même que, dans l’avenir, dans cent ou deux cents ans, on n’appellera plus ce marais Maarla, mais Toomas Nipernaadi, la cascade de Toomas Nipernaadi. Et moi, vieille charogne, qui serai depuis longtemps dans la tombe, je sourirai, je serai content et je murmurerai : Appelez-les toujours ainsi, je n’ai rien à opposer à cela ! Et si tu es bon assistant, tu pourras également devenir célèbre. Sois certain qu’ils donneront ton nom à un petit bois, à une colline… Et moi, je devrais ajourner mon travail à l’automne ?
     — Mais que dit donc Küüp ? discuta Joona. Est-il d’accord pour qu’on assèche le Maarla ? Sa prairie se trouve juste sous la cascade et nous pourrions l’inonder. Peut-être appellera-t-il la police ?
     — Nous nous arrangerons bien avec Küüp, s’écria Nipernaadi furieux. Et puis, ce qui est encore plus simple, c’est de lui casser le cou et de le noyer dans le marais ! Et qu’il ne nous menace pas de la police. J’ai également des amis là-bas… Hélas ! dans quel endroit terrible le destin m’a-t-il conduit ! cria-t-il en gesticulant. Ses gros sourcils se crispaient nerveusement, ses yeux brillaient d’un feu sombre.
     — Ils sont tous comme des ours dans une caverne, ici, ils dorment et grognent. Ils sont comme des escargots dans leur coquille : ils ne parviennent pas à en sortir ! Et toi, Joona, tu es aussi un escargot !
     Et, ne pouvant plus se maîtriser, il sortit en courant de la cabane. La porte se ferma derrière lui avec fracas.
     II faisait nuit. Il s’arrêta un peu, s’épongea le front. Puis il passa la rivière sur le bac. Il se promena longtemps autour du cabaret, puis il poussa la porte et entra.
     — Anne-Marie, chuchota-t-il, ne crains ni les voleurs ni les bandits ; ce n’est que moi ! Dors tranquillement, je ne veux pas te faire de mal. Je suis simplement venu ici car je ne trouve de repos nulle part. Il me suffit que tu gardes une oreille ouverte, sinon tu peux continuer à dormir. N’est-ce pas, Anne-Marie, que tu n’es pas fâchée contre moi ?
     Il entendit du bruit dans le foin.
     — Vraiment, dit-il gaiement. Tu es ici et je sens de loin la chaleur de ton corps et les caresses tendres de tes mains. Tu es comme une taupe sous la terre ; seuls tes yeux flamboient malicieusement. Bon, Anne-Marie, le temps viendra où je te tiendrai dans mes bras et alors tout sera rempli de ton rire. Mais aujourd’hui, je suis triste. Je suis comme un cygne qui, l’automne venu, doit s’envoler vers le sud. Les arbres sont déjà jaunes, les arbustes rouges, timidement nus, les sentiers et les champs, couverts de feuilles tombées, multicolores, sont comme une peau de tigre. Seuls les sorbiers sont garnis de fruits rouges, et les branches vert foncé des sapins se balancent sombrement dans le frémissement de l’automne. Et les champs sont beiges, bruns et gris et, sur les pentes des collines brille déjà la neige blanche. Je vole et je sens que tout est déjà dans le passé, que plus jamais je ne verrai ces forêts, ces champs, ces marais — c’est mon dernier vol, mon dernier adieu. Et là-bas, loin dans le sud, mes ailes puissantes succomberont et mon cou blanc tombera, comme fauché. Et j’essaye de regarder une dernière fois vers le bas comme si je désirais emporter tous ces endroits avec moi, dans le néant. As-tu déjà entendu le chant du cygne ? C’est un cri lugubre, étrange et fou. Et la fumée monte des cabanes, les chiens aboient, les chariots s’avancent sur les chemins. Les rivières et les lacs sont déjà couverts de glace, mais tout cela est déjà loin de moi — et mon cœur reste froid et muet. On ne peut rien emporter avec soi. Je suis seul dans la tombe. Pourquoi, en plein, été, dois-je penser à l’automne et à la mort ? Ah, Anne-Marie, qui sait ? Peut-être cet été sera-t-il vraiment mon dernier voyage et mon adieu. Comme ces nuits blanches nous rendent tristes et insensés ! Je voudrais te dire des mots doux, mais je sens moi-même que mes lèvres répandent une odeur de charogne. Dans ces nuits blanches, notre âme abandonne son enveloppe et vagabonde sans repos. Dieu sait sur quel chemin elle se promène. Et les nuits blanches sont devenues des nuits de souffrance, d’impatience et de tristesse. Notre âme nous a quittés, notre âme erre sur les chemins et les sentiers, tandis que notre corps est attaché à la terre, comme un arbre par ses racines. Ainsi sont les nuits blanches. C’est certainement pour cela que je me démène. Je saisis furieusement chaque pensée, chaque intention, car je ne peux pas demeurer en place comme une eau stagnante. Une pensée poursuit l’autre, à une intention s’en joignent dix. Rien à faire, Anne-Marie, je n’ai pas de chance. Ah, ma tête est comme un crible percé de trous ; aujourd’hui, elle ne garde aucune pensée, Tout ce que je te dis, ce n’est qu’une introduction. La vraie histoire ne commencera probablement que quand j’aurai asséché le Maarla, que je t’aurai construit une belle maison et que tu courras gaiement à ma rencontre, les lèvres souriantes et les bras ouverts. Alors, je te prendrai sur mes genoux et je te raconterai la vraie histoire. Il n’est vraiment pas possible de dire quelque chose de raisonnable quand tu es si loin de moi et que je ne sais où ni dans quelle position tu dors. J’ai l’impression de parler aux murs, comme une fois j’ai parlé devant l’ait. Maintenant, je désirerais te voir un peu. Je dois me hâter ; j’ai tant de choses pressantes à faire. Je dois envoyer Joona à la ville aujourd’hui, pour chercher des forets et de la dynamite. Je dois encore mesurer et examiner le marais et je dois encore passer le bac.
     Il soupira et leva les yeux. L’aurore matinale pénétrait par la porte entrouverte et par la petite fenêtre.
     Le garçon regarda autour de lui.
     — Anne-Marie, s’écria-t-il, subitement effrayé. Anne-Marie, où es-tu ?
     Il se redressa vivement et observa, intrigué, autour de lui. Les vaches et les moutons ruminaient dans un coin, entourés d’une grille. Les poules commençaient à caqueter et à descendre des juchoirs. Dans l’autre coin, il y avait un cheval.
     — Anne-Marie ! cria Nipernaadi. N’es-tu pas ici ? J’ai donc de nouveau lancé mes plus belles paroles aux moutons et aux vaches. Et elles m’écoutent, sourient et ne répondent pas. Oh, malheureux ! Où trouverais-je enfin quelqu’un qui m’écoutera et me comprendra ? Mes plus belles paroles, je les ai semées comme de la cendre au vent !
     Il se précipita dehors en jurant. Küüp était sur le seuil, le visage tourné vers le soleil levant. Il fumait sa pipe et toussait.
     Nipernaadi fut près de lui en quelques pas.
     — Où est Anne-Marie ? demanda-t-il ?
     Küüp retira sa pipe de la bouche et sourit.
     — Eh, où est Anne-Marie ? traîna-t-il. Elle dort probablement dans l’ait. Dois-je l’appeler ?
     — Mais dans l’ait, il n’y a que des bouteilles à bière vides. Tu me l’as dit toi-même. Tu m’as dit que Anne-Marie dormait toujours là-bas, à côté des chevaux — n’est-ce pas que tu me l’as dit ainsi ?
     — Oh, les affaires des femmes ! dit Küüp. Elles sont tantôt ici, tantôt là, comme ça tombe.
     — Diable maudit de tous ! cria Nipernaadi, flamboyant de colère ? Tu es un sorcier. Tu éloignes Anne-Marie de moi par tes sorcelleries. Et il courut vers le bac en jurant.
     Küüp le regarda tranquillement partir et dit :
     — Ce n’est pas un assécheur de marais, ni un tailleur. C’est simplement un fou, il faudrait dire un mot au garde-champêtre à son sujet, afin qu’il examine ses papiers.
     Le lendemain matin, de bonne heure, Anne-Marie traversa la rivière en canot et frappa à la fenêtre de la cabane de Joona.
     Elle s’était habillée avec grand soin et portait des dentelles et des rubans. Elle avait sur la tête un châle de soie dont les franges blanches lui pendaient sur le dos et la poitrine. Elle s’était attaché une rose à la ceinture. Elle était nu-pieds et portait ses souliers par une corde passée par-dessus son épaule. Elle tenait un paquet à la main.
     — Joona, cria-t-elle, dors-tu encore ?
     Elle frappa plusieurs fois sur la vitre enfumée, pressa son visage tout contre et resta à l’écoute. Mais aucune voix ne se faisait entendre de l’intérieur.
     — Oh, quels endormis ! dit-elle gaiement. Ils dorment comme des ours, ils n’entendent rien. Ce sont des hommes, il faut bien le dire. Et moi qui croyais que de beaux garçons comme eux n’étaient pas à la maison la nuit, qu’ils se promenaient en chantant, qu’ils allaient d’un village à l’autre avec le kannel et qu’ils dévoraient les jeunes filles comme le putois, des poulets !
     Elle attendit un peu, regarda vers le marais, d’où montaient de blancs nuages de brouillard, et elle arrangea son châle et la rose à sa ceinture. Puis elle ouvrit la porte de la cabane, entra et s’arrêta près du seuil. Elle déposa son paquet par terre à ses pieds, regarda quelques instants les hommes s’habiller, puis elle dit bonjour.
     — Mais comme tu es matinale aujourd’hui, Anne-Marie ! dit Nipernaadi. Si nous avions su que tu venais, tu nous aurais sûrement trouvé dans un autre état. Nous aurions décoré notre cabane avec des fleurs et couvert le plancher de mousse. Mais si tu viens comme le vent — il souffle et il est là.
     — Oui, répondit Anne-Marie en se tournant vers Joona. Je vais à la ville, je dois rendre visite à Jairus, mon mari. II y a longtemps que je ne l’ai plus vu, Et j’ai reçu une lettre hier. Il demande que j’aille à la ville — je ne sais si c’est par nécessité ou s’il a simplement envie de me voir. Dans la lettre, il ne me dit pas la raison de sa demande, il dit simplement : viens ! et rien de plus.
     — C’est l’histoire d’un forçat, dit Nipernaadi. Il désire certainement voir une femme. Peut-être même a-t-il entendu parler de ta conduite et a-t-il déjà trempé des verges dans la saumure. Garde-toi de cela. Anne-Marie, tu vas sûrement recevoir la correction que tu mérites. Et j’ai déjà entendu dire que quand un forçat vous flagelle…
     — Toi, tais-toi, dit Anne-Marie avec plus de sérieux. Il n’est pas encore certain que tu n’as pas toi-même sauté le mur quelque part — tu es assez bizarre et suspect. Et que sais-tu de Jairus et de moi. Tu parles au hasard, tu cries dans le vide, comme une pie. Et si Jairus m’a demandé trois fois de venir, il faut qu’il y ait une raison. Peut-être sera-t-il libéré avant le terme, comme je l’ai entendu dire.
     — Mais alors, ce sera encore une mauvaise histoire, dit Nipernaadi avec compassion. Que feras-tu, ma pauvre amie, si cet homme rentre à la maison ? Lui confesseras-tu tous tes péchés comme à un curé. Mais alors, te laissera-t-il encore en vie ?
     Anne-Marie, furieuse, regarda Nipernaadi, mais ne répondit pas. Elle se tourna vers Joona.
     — Écoute, Joona, dit-elle. Je pense que tu pourrais aller donner un coup de main à Küüp. Il n’y a pas grand-chose à faire, mais si, par hasard, quelque passant entrait au cabaret, ce serait plus facile pour lui. Tu es libre maintenant, puisque tu as un assistant pour le bac.
     Joona cherchait impatiemment sa ceinture et ne répondit pas.
     Anne-Marie laissa son paquet à la porte, s’approcha de quelques pas et répéta :
     — Iras-tu ? Ou ne veux-tu pas ?
     — C’est toujours la même chose grogna Joona, sans regarder Anne-Marie et en cherchant dans tous les coins de la pièce. Je mets chaque soir ma ceinture sur la chaise et le matin, quand je veux la prendre elle n’y est plus. Disparue comme de la fumée. Quelle charogne ! Où est-elle donc restée ?
     — Eh bien, alors, tu ne veux pas y aller ? demanda Anne-Marie en se mettant de nouveau près de son paquet.
     — Il voudrait certainement y aller, dit Nipernaadi, mais aujourd’hui, ce n’est pas possible pour Joona, il doit aller à la ville. Il m’a déjà parlé de ce projet depuis longtemps, il ne s’est décidé qu’aujourd’hui. Ce sera d’ailleurs plus gai d’y aller à deux. Mais je peux très bien aider Küüp, je n’ai pas beaucoup de besogne au bac.
     Joona leva la tête. Vraiment, si cette permission n’était pas venue de lui, il aurait trouvé gentil d’aller à la ville en compagnie d’Anne-Marie. Il pourrait être seul avec elle, et…
     — J’ai de la besogne en ville, oui, dit-il en regardant furtivement la jeune femme.
     — Tiens, tiens, dit Anne-Marie en s’asseyant sur le banc. Alors tu viens en ville ? Mais alors, fais vite et arrange rapidement tes affaires, je n’ai pas le temps de t’attendre longtemps, je suis pressée.
     Elle toucha de nouveau sa belle rose et son visage devint malicieux. Elle arrangea aussi son châle, lissa les plis de sa jupe, puis dit à Nipernaadi :
     — Küüp m’a dit que tu m’avais cherchée la nuit passée. Que tu avais erré dans l’étable et que tu étais enragé — ainsi m’a dit Küüp.
     Elle regarda le garçon d’un œil interrogateur.
     — J’ai déjà remarqué depuis longtemps, dit Nipernaadi avec indifférence, qu’on ne peut avoir confiance en Küüp. Il ment toujours — je ne sais pourquoi il ment ainsi. Que pourrais-je te vouloir ? Et pourquoi devrais-je errer dans son étable ? Non, Anne-Marie, je pense que Küüp veut seulement se vanter devant toi de m’avoir vu et d’avoir causé avec moi. Et tout bien réfléchi — cet homme ne me plaît pas !
     Il se planta devant Anne-Marie.
     — Si je t’avais vraiment cherchée là, tu ne serais pas si fraîche et si bien portante. Je t’aurais tordu les os et il ne serait pas resté grand-chose de ta chair — je suis ainsi quand un jolie femme me tombe entre les mains. Non, non, il ne reste pas grand-chose d’elle pour la fois suivante — la peau, les os et les yeux cernés.
     Il fit quelques pas d’un coin à l’autre et dit, menaçant :
     — Mais prends garde, cela peut encore t’arriver. Il y a déjà longtemps que j’ai envie de te rendre visite, de percer toutes les portes de l’ait et de l’étable. Je ne viendrai pas furtivement, silencieusement, à la dérobée, comme un voleur, je viendrai orgueilleusement, en traversant toutes les portes. Et alors, que chaque homme prenne garde de ne pas se trouver sur mon chemin. Il ne pourra plus dire « Kurat ! » quand il sera tombé dans le piège, comme un moineau. Mais il faut dire que les femmes aiment bien de tels hommes. Regarde mes bras. Ils sont certainement plus forts que ceux de ton Jairus.
     II releva la manche de sa chemise jusqu’à l’épaule et montra son bras à Anne-Marie.
     — Eh, bien, qu’en dis-tu ? As-tu perdu ta langue ?
     Anne-Marie se leva et se précipita pour regarder. Elle vit soudain Joona qui était resté au milieu de la pièce et regardait Anne-Marie avec de grands yeux effrayés. La jeune femme repoussa brusquement le bras de Nipernaadi. Et elle dit, furieuse, à Joona :
     — Non, vraiment, tu es un garçon impossible. Il y a une heure que je bavarde ici et que je perds mon temps et tu n’es pas encore prêt. Tu t’habilles comme une fiancée qui se rend à l’église. Je serai de nouveau en retard !
     — Mais je suis prêt, dit timidement Joona, nous aurions pu partir depuis longtemps. Mais tu voulais encore bavarder et admirer le bras de Nipernaadi.
     — Quelle impudence ! grogna Anne-Marie. Je ne sais pourquoi je devrais l’admirer — tous les gamins ont des bras pareils. Il en parle comme quelque chose d’extraordinaire, moi, je pensais que c’était vraiment merveilleux !
     Elle prit son paquet et dit :
     — Maintenant, viens, Joona.
     Nipernaadi se mit sur le seuil, descendit la manche de sa chemise sur son maigre bras et regarda. Anne-Marie, furieuse, courait devant et Joona se hâtait, à moitié courant, derrière elle.
     À peine furent-ils partis que Nipernaadi entendit le bruit d’une auto de l’autre côté de la rivière. Puis en apparut une deuxième et peu de temps après une troisième. Le Tzigane Indus, qui trottait justement sur la route, se mit à galoper en voyant l’auto. Il hennit, s’enfuit de la route, comme le vent et se mit à gratter dans le champ de Küüp. Il avait des grelots autour du cou et son corps était couvert de haillons. Ses cheveux gris et sa barbe mince, pendaient jusque sur sa poitrine. Nipernaadi l’attrapa, le frappa légèrement sur l’épaule et dit :
     — Cher Soku, ne crains rien, cours à la maison, maintenant !
     Le Tzigane hennit gaiement, se donna un coup de fouet et courut à pas légers.
     Quand Nipernaadi eut fait passer les voitures, il se rendit dans le cabaret de Küüp.
     — Le service a été bon aujourd’hui, se vanta-t-il à Küüp. Il y a longtemps que je n’ai eu autant d’argent en mains. Que penses-tu que nous devrions faire avec ceci, Küüp ?
     — Peut-être désires-tu une bouteille de bière ? demanda Küüp en devenant plus gentil.
     — De la bière ? dit Nipernaadi avec mépris. Non, mon frère, donne-moi de l’esprit de vin, mets le café à bouillir et si tu as encore quelque chose de meilleur, sois généreux. Aujourd’hui, nous sommes célibataires. Ta femme est partie à la ville et nous pouvons respirer un peu plus librement.
     — Du café, de l’esprit de vin et quelque chose de meilleur ? s’écria Küüp gaiement. Ses yeux se mirent à briller et un sourire large et heureux parut sur son visage. II s’empressa, essuya la table et la couvrit d’une nappe. Il revint alors auprès de Nipernaadi et demanda :
     — Alors, du café, de l’esprit de vin et quelque chose de meilleur ?
     — Oui, exactement ainsi.
     — Et nous buvons à deux ?
     — Nous buvons à deux et moi je paie.
     Küüp apporta les boissons sur la table, et il s’assit en face de Nipernaadi. Puis il commença à verser à boire.
     — Tu es un brave garçon, dit-il en devenant mélancolique. Je l’ai toujours dit à Anne-Marie. Je lui ai toujours affirmé : Anne-Marie, fais attention, c’est un brave homme.
     À ce moment, quelqu’un appela le passeur.
     — Ne bouge pas, dit généreusement Küüp. J’y cours moi-même, je le ferai passer. Je crois que Joona n’est pas là non plus. Il est parti à la ville avec Anne-Marie.
     — Moi, je ne l’aurais pas autorisé, dit Nipernaadi, Joona est un jeune homme et peux-tu savoir ce qui peut arriver sur le chemin.
     Küüp sourit.
     — Tu connais pas Anne-Marie, dit-il. C’est une louve ou en tout cas son pareil.
     Il se hâta dehors, passa les voyageurs et revint rapidement.
     — Et toi, tu paies ? demanda-t-il encore.
     — Mais bien sûr que je paie et nous buvons à deux, répondit Nipernaadi.
     — Et maintenant, du café et quelque chose de meilleur !
     Il titubait déjà, gesticulait et buvait sans arrêt.
     — Il y a très très longtemps que je n’ai plus bu ainsi, dit-il franchement. Qui vient ici t’offrir de l’esprit de vin ? Il est même rare qu’on t’offre un verre de bière… Ils sont pauvres et avares par ici et ne peuvent déjà pas commander grand-chose pour eux-mêmes. Et je ne peux rien me permettre sur mon compte, Les temps sont difficiles, les taxes élevées. Et il faut aussi mettre quelques couronnes de côté. As-tu déjà une somme à la banque ?
     — Un million ! répondit Nipernaadi en baillant.
     Küüp sauta debout et le regarda bouche bée.
     Ça alors, un million, s’étonna-t-il. Et vraiment un million de marks ?
     Non, un million de couronnes, répondit Nipernaadi. J’ai hérité la moitié de cette somme de mon père, l’autre moitié, je l’ai gagnée moi-même. Qu’elle repose dans la banque. Peut-être en aurai-je besoin dans l’avenir et il me sera, pour lors, agréable de l’y prendre.
     — Tiens, ce sera agréable de l’y prendre, répéta Küüp. Tu avais un bon père ! Sacrebleu, quel bon père ! Mon père à moi, ne m’a laissé que deux bons bouquets de verges, deux bouquets de verges sèches. Pas même un vieux veston ou une paire de chaussures, pas même un vieux chapeau. C’est quelque chose de terrible quand quelqu’un meurt pauvre, au point que son héritier doit même acheter le cercueil à son compte. On peut devenir fou en pensant à cela. Tant de frais, de peine et de chagrin, et pour tout cela, ne recevoir qu’un bouquet de verges ! Non, c’est une infernale moquerie, une malhonnêteté, une tromperie.. Ton père était un ange ! Dieu lui a sûrement préparé une bonne place là-haut ! Alors il t’a laissé un demi-million de couronnes ? Et tu passes le bac ? Tu es un simple passeur ?
     — Mais diable, qui t’a dit que je ne suis qu’un passeur ? se fâcha Nipernaadi.
     — Eh, diable, qui t’a dit cela, répéta Küüp. Tu es assécheur de marais alors ?
     — Bêtise, je n’ai jamais vu un marais !
     — Mais tu as promis de faire écouler l’eau du Maarla comme d’un plat renversé.
     — Oui, et je le ferai, mais pour cela, il ne faut aucune connaissance spéciale. N’importe quel gamin serait capable de le faire.
     Küüp devint subitement sérieux.
     — Ne plaisante pas avec ce marais, chuchota-t-il. Anne-Marie n’en veut pas. Tu es mon ami, et c’est pourquoi je t’en avertis. Si Anne-Marie apprend quelque chose de tes projets, il t’en cuira ! C’est une méchante femme ; ne te heurte pas à elle.
     Nipernaadi sourit, remplit de nouveau le verre de Küüp. Lui-même ne but pas.
     — Non, ne ris pas, dit Küüp, elle a déjà inventé plusieurs mauvaises ruses. Qui trafique ici avec les chevaux volés par les Tziganes ? Crois-tu que c’est moi ou Jairus ? Quel plaisir aurais-je à m’occuper d’une affaire pareille ? Ça vaut cinq ou six ans de prison et je ne suis pas un homme à me laisser emprisonner. Mon affaire doit être honnête et propre : achète ton vin, paie ton dû, et ainsi la chose est en ordre. Ne prends pas pour argent comptant que cette fois-là je t’ai demandé de l’esprit de vin de contrebande. Tu sais comme moi que les temps sont durs et les taxes élevées ; il faut bien qu’il me reste quelque sent. Mais je ne m’occupe pas de vol de chevaux. Et Jairus ? Jairus était un honnête homme. Il cultivait son champ, en hiver ; il transportait du bois et il ne voulait rien savoir de la fortune étrangère.
     — Alors, c’est Anne-Marie ? s’étonna Nipernaadi.
     — Oui, c’est Anne-Marie, soupira Küüp. Jairus a pris le tort sur lui et il fut condamné à trois ans. Et sais-tu comment c’est arrivé ? Un soûlard s’étant trop gorgé d’alcool ici, nous l’avions déposé dans sa voiture et nous avions donné un coup de fouet au cheval pour qu’il retourne à la maison. C’était un fermier d’ici tout près. Anne-Marie le suivit comme un chat et, tandis que le patron dormait lourdement, elle détela le cheval et l’amena à la maison, en plein jour ! Et de là, elle le conduisit au marais. Elle voulait, le même jour, l’envoyer plus loin avec les Tziganes, mais les poursuivants étaient déjà sur ses traces. Et quand ils furent si près qu’ils pouvaient montrer le voleur du doigt, on rendit le cheval et Jairus prit les torts sur lui.
     — Et Anne-Marie ? demanda Nipernaadi.
     — Anne-Marie était dans l’ait et hurlait de colère, parce qu’ils avaient retrouvé le cheval. Ainsi est Anne-Marie. Et elle a juré de se venger.
     — S’est-elle vengée ?
     — Comment puis-je le savoir ! cria subitement Küüp avec rage. Il voulut se lever, mais ses pieds ne le portaient plus. Il se rassit sur le banc, sourit, but plusieurs verres de suite.
     — Cela alla mal pour ce patron, dit Küüp, un peu après, il eut un malheur après l’autre, et maintenant, il habite dans une autre commune. Il a même vendu sa ferme et s’est dépêché de partir. C’est pourquoi je te dis, ne plaisante pas avec ce marais. Quand Anne-Marie le saura, elle sautera sur toi comme une louve.
     — Pourquoi la gardes-tu sous ton toit ? demanda Nipernaadi. Tu l’as même épousée ; vous errez tous deux dans la forêt et vous allez gaiement voir vos prairies. Pourquoi n’as-tu pas chassé cette sorcière depuis longtemps ?
     Küüp regarda malicieusement Nipernaadi :
     — J’ai un accord avec Jairus, dit-il. Quand ils l’ont emmené, il m’a demandé de prendre sa femme sous ma garde pour qu’elle ne se perde pas tout à fait, et que je sois pour elle mari, maître et seigneur jusqu’à ce qu’il soit libre et revienne à la maison.
     — Tu mens ! dit Nipernaadi en se levant. Tout est mensonge, jusqu’à ton dernier mot !
     Küüp versa le fond de la bouteille dans son verre et commença à écrire son compte.
     — Nous buvons à deux, mais toi tu paies ! dit-il en souriant. Veux-tu encore une bouteille pour terminer cette belle beuverie ? Tu me paieras honnêtement l’addition et j’apporterai encore une bouteille.
     Il saisit l’argent, le compta et le mit rapidement dans sa poche.
     — Non, pourquoi ? dit-il tranquillement. Je n’ai pas menti. Je t’ai parlé comme à un ami. Évidemment, c’est ton affaire de me croire ou non. Mais as-tu jamais entendu un mensonge sortir de ma bouche ?
     — Vous êtes tous les mêmes ici. Vous trompez, volez et mentez ! cria Nipernaadi. Vous avez des prairies fécondes autour de vous et vous êtes comme des rats d’eau dans le marais. Vous aimez la boue et l’eau qui ruisselle sous les tertres, les grouillements et les brouillards des marais. Vous leur êtes liés depuis le jour de votre naissance.
     Il se planta devant Küüp et frappa du poing sur la table :
     — Mais je ne vous laisserai pas ce plaisir, cria-t-il furieusement. Je ferai venir mille assistants et, pour l’automne, le marais sera sec. Et là où se trouve un marécage sans fond et des tertres grouillants, il y aura des prairies vertes et des champs spacieux. Et ici, s’élèveront des fermes florissantes. Dans quelques années, tu ne reconnaîtras plus ton Maarla.
     Küüp alla vers le comptoir en trébuchant et en s’appuyant aux tables et aux bancs. Il prit une bouteille et la mit sur la table.
     — Payes-tu encore celle-ci ? demanda-t-il. Cette dernière en surplus ?…
     Il se faisait petit et humble ; il se courba au-dessus de la table pour regarder Nipernaadi :
     — Achète encore cette dernière bouteille à ton ami Küüp. Tu es si riche. Ton père t’a laissé un demi-million de couronnes. Mais le mien ? Achète encore cette bouteille. Dis un mot, un tout petit mot et le bouchon s’envolera comme une fusée. N’es-tu pas mon ami ?
     Nipernaadi jeta l’argent et Küüp l’attrapa au vol, comme un chien.
     — Mais ne touche pas au Maarla ! dit-il sombrement, en mettant l’argent dans sa poche. On n’a pas besoin de toi, ni de tes assistants. Vous pouvez aller ailleurs assécher vos marais !
     Il but à grandes gorgées. Ses yeux devenaient rouges et ses joues étaient flamboyantes.
     — Ne touche pas au Maarla, répéta-t-il. Laisse-le grouiller, ruisseler et répandre du brouillard. Nous y sommes habitués.
     — Je vais le vider, dit Nipernaadi.
     Küüp se leva, voulut faire quelques pas vers Nipernaadi. Mais il tomba sur la table et la renversa avec tout ce qui se trouvait dessus, les verres, les bouteilles, les assiettes, et s’endormit au milieu des débris. Il grogna, menaça, mais n’eut plus la force de bouger.
     Nipernaadi le laissa là et partit sur le bac. Il était las de Joona et du Maarla. Il avait envie de poursuivre son voyage, de voir de nouvelles gens et de nouveaux paysages.
     Ce soir, Joona allait arriver avec la dynamite, les forets et la mèche. Qu’en ferait-il ? Ah, cette dynamite, ces forets et cet imbécile de Joona qui avait obéi ! Fallait-il partir d’ici avant que Joona n’arrive ? S’enfuir sans laisser de trace ? Mais, désormais, tous ces Küüp, Anne-Marie, ces Joona, raconteront en riant qu’il est venu ici un assécheur de marais et qu’il s’est enfui avant d’avoir examiné le marais de plus près. Et ils montreront aux passants et aux piétons, aux clients du cabaret, ses marteaux, ses forets et sa dynamite. Ils ricaneront, plaisanteront, le traiteront de poltron et de Dieu sait quoi.
     Non, il devait encore rester ici. Il devait s’occuper de ce marais. Il était maussade, il errait dans les forêts, il revenait et se couchait de nouveau sur le bac.
     Vers le soir, il entendit des jurons terribles sortir du cabaret. Küüp était réveillé.
     Il arriva bientôt au bac. Il était pâle, gonflé, il avait les yeux enflammés. Il geignait et se lamentait, se tenant la tête entre les mains.
     — Oh, misérable que je suis, disait-il avec angoisse, qu’ai-je fait. J’ai cassé mes verres, mes assiettes et mes bouteilles, comme le dernier des animaux. Tout le plancher est plein de débris. Oh, quel imbécile, quel animal je suis ! Je m’éveille et je vois que tout est brisé, que tout est en désordre. Qui me dédommagera de mes frais ?
     Il regarda Nipernaadi.
     — Tu ne me paies pas ? Non ? Dans quel livre dois-je écrire ces dommages ? Sous quelle rubrique ? Comment les motiver ? Je me réjouissais déjà de gagner quelques couronnes ! Et quand Anne-Marie rentrera, que lui dirai-je, quand elle demandera une assiette, un verre ou une tasse. Même la cafetière en porcelaine est cassée. Elle m’a servi pendant vingt ans. Elle était un plaisir pour les yeux et était chère à son cœur… Et maintenant, elle n’est plus là ! Quel misérable fils de Nazareth je suis !
     Il se tourna en pleurant vers Nipernaadi :
     — Frappe-moi, frappe-moi, mon ami !
     Il se prit la tête entre les mains et s’arracha les cheveux.
     — Et te souviens-tu de cette belle tasse à café ! s’écria-t-il avec douleur. Oui, évidemment, pourquoi ne t’en souviendrais-tu pas ? Je l’avais reçue d’Anne-Marie pour mon quarantième anniversaire. Il y avait un bel ange dessus, il était bleu et ses yeux souriaient si gentiment. Et de l’autre côté, il y avait une petite fleur.
     Il s’assombrit et regarda Nipernaadi en fronçant le sourcil.
     — Quel diable t’a donc poussé à me saouler ainsi, dit-il. Si tu avais aussi bu un peu, je n’aurais pas eu besoin de boire tant. Mais toi, tu n’as pas même jeté un coup d’œil sur le vin. Est-ce ainsi qu’on fait dans un cabaret ? Quand tu y viens, alors, ne lambine pas… bois ! Peut-être me paieras-tu quand même mes frais ?
     — Non ! dit Nipernaadi.
     Et sans cesser de geindre et de se lamenter, il courut vers le cabaret.
     Taavet Joona revenait de la ville.
     Dieu merci, maintenant, Nipernaadi pouvait être content.
     Les forets, la dynamite et la mèche se trouvaient dans son sac. Il pouvait faire voler la terre en l’air s’il le voulait, cela ne regardait plus Joona.
     D’Anne-Marie, il n’avait pas grand-chose à dire.
     Dieu sait pourquoi, elle avait été si méchante. Elle avait commencé à courir si vite qu’il n’avait pas su la rattraper. Elle n’avait même pas regardé derrière elle. Elle avait couru comme le vent, en faisant monter la poussière derrière elle sur le chemin. Joona l’avait priée :
     — Anne-Marie chérie, reposons un peu nos pieds et causons. Anne-Marie chérie, j’ai la respiration coupé par cette terrible course.
     Mais Anne-Marie ne l’avait pas écouté. Peut-être Nipernaadi l’avait-il mise trop en colère, à moins qu’elle n’ait eu une autre raison.
     Et quand ils étaient arrivés en ville, elle s’était mise à courir vers la prison. Joona lui avait demandé d’aller à la foire et lui avait promis de lui acheter du pain aux raisins, ou ce qu’elle aimait. Il lui avait même promis un châle et il n’aurait pas regretté de lui acheter quelques tabliers, quelques jupes ou une bague. Pour un seul coup d’œil aimable, il aurait tout dépensé, il aurait donné son dernier sou — ainsi était-il. Mais Anne-Marie n’avait pas voulu de bague, ni de craquelin ; elle s’était précipitée chez son Jairus.
     Et Joona était resté là, bouche bée. Il est vrai que l’après-midi, il l’avait rencontrée à la foire, mais Anne-Marie était parmi les Tziganes et elle n’avait plus voulu le reconnaître.
     — Ne retournerons-nous pas ? lui avait-il demandé.
     — Non, avait répondu Anne-Marie, je retournerai demain ou après-demain. Dis cela à Küüp.
     Joona lui avait demandé si Jairus avait une raison sérieuse pour la voir.
     — Mais non, avait répondu Anne-Marie, furieuse, il voulait simplement me voir, c’est tout. Il est devenu gris et courbé, c’est vraiment pitié de le voir. Et si humble, obéissant et timide. Il ne reste plus rien de l’ancien Jairus. Et il sera relâché bientôt pour sa bonne conduite. Dis cela à Küüp.
     Et Anne-Marie lui avait brusquement tourné le dos et n’avait plus voulu dire un mot. Joona était parti, laissant la jeune femme à la foire. Elle faisait sûrement des projets avec les Tziganes, car leur visage était sérieux et ils secouaient la tête. Dieu sait quel nouveau projet avait Anne-Marie. On raconte beaucoup de choses d’elle, mais Joona ne croit pas ces bruits. Joona a vu de ses propres yeux qu’Anne-Marie est une gentille, bonne et belle femme — à peine un peu taquine et arrogante.
     Que Nipernaadi assèche le marais, qu’il fore, qu’il bêche, qu’il mette les pierres en morceaux. Joona recommencera à passer le bac avec diligence. Il a vraiment honte. À la maison communale, des gens sont venus à sa rencontre, le maudissant et le menaçant de le chasser de la cabane. Ils ont dit qu’il n’était pas un passeur consciencieux, que les voyageurs devaient attendre leur passage pendant des heures. Et le bourgmestre lui-même, un petit maigre avec une voix aiguë, criait le plus fort.
     — Garçon, garçon, lui avait-il dit, tu suis le même chemin immoral que ton père. La même fin t’attend si tu ne changes pas de conduite. Abandonne ta paresse, abandonne le chant et passe le bac, comme ferait tout homme raisonnable.
     Mais Joona avait bien rempli sa mission, il avait apporté les outils nécessaires. Que Nipernaadi s’arrange maintenant comme il veut. Ce ne sera plus l’affaire de Joona et cela ne l’intéresse plus. Il essayera de rester à l’écart de l’assèchement du marais et si, plus tard, on a quelque chose à dire, il sortira aussi propre de cette affaire qu’un canard de l’eau.
     Tout en réfléchissant, Joona arriva à la maison vers minuit. Nipernaadi dormait déjà, mais quand Joona entra, il se leva et demanda :
     — Eh bien, tu es de retour ? Et tu as apporté tous les outils nécessaires ?
     Joona fouilla dans son sac et en sortit des forets, des marteaux et des mèches qu’il mit en rang sur la table. Nipernaadi contempla la dynamite avec attention et la mit finalement dans sa poche. Mais il n’exprima aucune joie ; il soupira même.
     — N’ont-ils pas donné des outils convenables à la ville ? demanda timidement Joona en contemplant Nipernaadi. Devrai-je retourner demain pour en rapporter de meilleurs ?
     Mais Nipernaadi répondit :
     — Tu es un brave garçon, Joona. Tu as bien fait tes courses. Alors il remit la dynamite, les forets et les marteaux dans le sac.
     — Écoute, Joona, personne ne doit rien savoir de ceci. Il faut faire tout à la dérobée et en silence, car je ne veux pas que la foule accoure pour contempler mon travail. Nous forerons les trous silencieusement et, quand le moment arrivera, nous ferons sauter le mur. Il ne faudra plus attendre longtemps… quatre ou cinq jours, je pense, et le travail sera terminé.
     — Je n’ose pas, dit Joona, décidé.
     — Quelle bêtise ! dit Nipernaadi en se couchant. Ce n’est pas un mauvais travail. Tu verras qu’on nous donnera encore une grande médaille d’or pour l’assèchement du Maarla. Ainsi, à demain matin, garçon — et de bonne heure !
     Un instant plus tard, Nipernaadi ronflait déjà. Que pouvait encore répondre Joona ?
     Alors vinrent des jours pluvieux. Le ciel était entièrement couvert de nuages et la pluie tombait jour et nuit, du matin au soir. Le marais se remplit d’eau ruisselante. Les fossés et les sentiers devinrent des rivières ruisselantes. Les jours étaient gris et sombres et le vent soufflait en rafales au-dessus du marais. Les hommes restaient dans leurs cabanes. On voyait rarement quelqu’un sur le chemin. Seul le Tzigane Indus trottait sur les sentiers boueux.
     Et lui aussi semblait abattu. Il ne hennissait plus joyeusement, il s’arrêtait quelquefois au milieu de son galop et sa tête tombait sur sa poitrine. Un grand souci le tourmentait, une grande énigme sans solution.
     Pourquoi chaque animal a-t-il un maître qui prend soin de lui, le corrige, et l’aime, alors que personne ne veut plus de lui ? Chaque cheval traîne son fardeau et sur le fardeau, le maître est assis avec le fouet. Lui seul n’a personne. Il n’a personne qui le corrige et qui l’aime. Personne ne veut même le vendre ; on ne l’emmène pas à la foire, on ne l’échange pas, on ne lui donne pas de salpêtre. C’est si drôle, si énigmatique. Il regarde les autres chevaux trottiner sous les coups de fouet, traîner le lourd chariot en hennissant. Il a souvent essayé de s’approcher d’eux, de courir avec eux —mais ils ne veulent pas de lui. Pourquoi est-il si méprisé, si misérable ?
     Seul un grand homme étranger le caresse parfois et l’appelle d’un nom gentil. Mais celui-là non plus ne peut faire autre chose que l’envoyer à la maison. Quelle maison ! Une misérable cabane. Une cabane aux portes et aux fenêtres cassées. Elle conviendrait peut-être pour un homme, pour un petit fermier, mais pas pour lui, un cheval.
     Peut-être est-il un cheval sauvage qu’on ne peut pas dompter ? Non, Indus ne veut pas être un cheval sauvage. Il aspire à une écurie chaude et à un bon maître. Il serait même content de la cabane en ruines, si seulement, il avait un maître. Maintenant, personne ne lui met les brides, na l’attelle à la voiture, ne lui fait traîner un chariot ou une charrue. Personne, personne ne veut de lui. S’il était un homme et qu’il pût parler, il irait, lui-même à la foire pour s’offrir. Mais Indus ne peut pas parler, le pauvre Indus n’est qu’un cheval.
     Indus sait bien où se trouve l’étranger depuis quelques jours, il travaille avec le passeur près de la cascade. Ils frappent coup sur coup, tous les jours. Ils sont trempés de pluie.
     Et Indus court près de la cascade. Il hennit, gratte du pied, rejette fièrement la tête en arrière.
     — Tu es de nouveau ici, grogne Nipernaadi. Ne t’ai-je pas dit que tu ne pouvais pas venir ? Plus tard, quand nous commencerons à transporter les pierres, je penserai certainement à toi et je t’attellerai au chariot. Maintenant, trotte à la maison.
     Il se lève, frappe sur le dos du Tzigane et dit :
     — Hue, Soku, en avant !
     Et Indus, en entendant cette voix, court comme le vent vers la maison. Joona jette le marteau et soupire.
     — C’est un travail de forçat. La pluie tombe sans cesse, je suis trempé jusqu’à la moelle. Combien de temps devra encore durer un pareil suicide ?
     — Je n’aime pas les réclamations, répond Nipernaadi, brusquement.
     Mais Joona ne se tait pas.
     — Si je pouvais comprendre le sens de ce travail ! Pour qui asséchons-nous ce marais ? Anne-Marie ne le veut pas. Küüp non plus. Et les Tziganes, quand ils verront le Maarla à sec, n’y reviendront plus jamais… Veux-tu toi-même t’installer ici ?
     — Moi ? Jamais ! répond Nipernaadi.
     — Alors, pourquoi minons-nous ce mur ?
     — Écoute, garçon, dit Nipernaadi, furieux. Si tu veux, tu peux rentrer chez toi. Notre travail est presque fini. Nous avons déjà foré neuf foyers profonds. Ce sera suffisant pour faire sauter le mur. Quand la pluie cessera, nous remplirons les trous de dynamite, nous attacherons la mèche. Alors, on aura ici une grande ouverture par où les eaux pourront passer librement.
     Il examina les environs en connaisseur et dit joyeusement :
     — Eh diable, c’en sera un bruit ! Et plus jamais de ta vie tu ne verras de torrent d’eau pareil à celui que tu verras ici.
     Il sécha les foyers, les couvrit, mit les marteaux et les forets dans le sac et dit :
     — Maintenant, Joona, nous pouvons aller nous reposer.
     Anne-Marie se trouvait près du bac et regardait tristement le marais. Quand les hommes passèrent, elle leva tristement les yeux, les salua et dit en soupirant à Joona :
     — Jairus est rentré…
     Joona s’arrêta, effrayé, regarda timidement Anne-Marie et répéta :
     — Tiens, Jairus est revenu plus tôt.
     — Oui, plus tôt, soupira Anne-Marie. Mon Dieu, comme il est changé ! II est si calme et si silencieux. Quand il est rentré, il a immédiatement demandé la Bible et le livre de Cantiques. Je ne les avais pas à la maison et j’ai dû courir chez Naavest pour les emprunter. Et il ne boit plus d’alcool, ne prend plus de tabac. Il ne prononce plus le nom du diable, il ne crache plus par terre — que dois-je faire avec un pareil homme ? Il est devenu maigre et osseux et son visage est plein de barbe grise. Il ne parle que de Dieu, fait le dévot, prie. Son bec est tout le temps levé vers le ciel, comme un oiseau. Peut-être veux-tu aller le regarder un peu ? Moi j’en ai déjà assez de lui.
     Joona devint rouge et dit, confus :
     — Je ne veux pas.
     — Ça ne fait pas plaisir de le voir, dit Anne-Marie. II a déjà neuf fois dit le « Notre Père » et cinq fois la Confession des Péchés, et maintenant, il a commencé les lamentations. Tout le cabaret est rempli de Dieu et de dévotion. Les vers résonnent dans la salle vide, comme dans une église. Même sa voix a changé. Son nez est devenu pointu comme une aiguille. Qu’ont-ils fait de lui dans la prison ? Peut-être lui ont-ils fait boire du poison, l’ont-ils torturé avec des chevilles brûlantes ou l’ont-ils frappé tous les jours sur la tête avec la Bible ? Il est tout à fait bête, il ne diffère plus en rien de Jaan-le-Trotteur. Maintenant, ils sont tous deux dans le cabaret, Jairus et Küüp. Jairus prie et Küüp l’écoute. Küüp est fou de colère. Il est tellement enragé qu’il a cassé une assiette. Il a versé une larme, mais il a pourtant pris une assiette dans l’armoire et l’a jetée de toutes ses forces par terre. Jairus est devenu toqué. Et nous avons tant espéré son retour. Nous avions fait des projets. Mais maintenant, la misère est tombée sur nos dos et rien de plus.
     Anne-Marie parla jusqu’à ce qu’elle fût trempée de pluie jusqu’à la moelle. Alors, elle essuya son visage et retourna au cabaret. Joona rentra également chez lui et se coucha. Mais le sommeil ne vint pas. Il lui semblait que quelque chose lui écrasait la poitrine et les larmes lui picotaient la gorge. Il ne savait même pas ce que c’était, ni pourquoi c’était ainsi.
     Il s’endormit vers le matin, mais à peine avait-il fermé les yeux que Nipernaadi était devant son lit.
     — Joona, lève-toi, dit-il joyeusement. Tu vois, le ciel est clair et le soleil brille au-dessus du marais.
     — Je ne veux pas, discuta Joona à moitié endormi.
     — Non, non, lève-toi tout de suite, commanda Nipernaadi. Il était énervé et tournait à travers la pièce comme une toupie.
     — Enfin, enfin, c’est mon grand jour, dit-il solennellement. Je l’ai attendu depuis longtemps. Oui, aujourd’hui, le marais sera finalement asséché. Il n’y aura plus jamais de brouillard. Lève-toi vite, Joona, vite !
     Il mit la dynamite et la mèche dans son sac. Il vit le kannel dans un coin et le prit également avec lui.
     — Quand les eaux commenceront à couler en écumant, dit-il, je jouerai des louanges pour moi-même, qui aurai pu vaincre la nature.
     Il tira Joona avec lui presque de force et courut à la cascade. Puis il se mit hâtivement au travail. Il mit la dynamite dans les foyers, les boucha et attacha la mèche.
     Joona le regardait avec indifférence.
     — Ce sera-t-il bientôt fini ? pensait-il tristement. Si on n’avait plus ni marais ni Nipernaadi, pourrait-il s’asseoir comme auparavant dans sa cabane, près de la fenêtre, regarder la rivière et chanter ses chansons à Anne-Marie ? Ces jours reviendraient-ils encore ?
     — Prends garde, dit subitement Nipernaadi.
     Joona vit que la mèche commençait à brûler. Il vit les flammes bleues courir comme des souris vers les trous de mine. Nipernaadi lui-même s’enfuyait déjà au loin.
     Joona se mit également à courir. Il avait peur d’être en retard. Le sang lui monta brusquement à la tête et ses pieds devinrent lourds comme du plomb. Finalement, il rejoignit Nipernaadi et ils se couchèrent derrière une pierre.
     Tout à coup, se fit entendre un terrible bruit. La terre se mit à trembler et une énorme colonne noire vrilla l’air, puis une deuxième, une troisième et une quatrième… Comme si le Maarla entier se fendait en éclats. Puis les eaux commencèrent à frémir.
     Nipernaadi sauta debout et se mit à courir.
     À côté de la cascade, il y avait une grande ouverture par où les eaux se précipitaient vers le bas. Il voulut crier de joie, puis il tressaillit et regarda sombrement.
     Le mur de la cascade n’avait été détruit qu’un peu, vers le haut. Le nouveau lit de la rivière ne pouvait prendre l’eau en excès du Maarla. Et l’eau qui tombait n’avançait pas, mais s’arrêtait en créant un grand lac. Elle inondait toujours plus largement la prairie de Küüp.
     Nipernaadi retourna auprès de Joona et dit :
     — C’est très bien, partons maintenant !
     — Partir d’ici ? demanda Joona.
     — Oui, rentrons à la maison, répondit Nipernaadi. Il n’y a plus rien à faire ici. Ce qu’on pouvait voir, on l’a vu.
     — Et le Maarla se vide-t-il, maintenant ? demanda Joona.
     — Bien sûr, répondit Nipernaadi à contre cœur.
     — Ça, je voudrais bien le voir ! dit Joona, curieux. Nipernaadi s’impatienta :
     — Mais quoi ? Il n’y a rien à voir. L’eau reste de l’eau et rien de plus. Et moi, j’ai déjà vu ; ce n’est pas si intéressant qu’on pourrait le croire.
     Mais comme ils voulaient retourner à la maison, ils entendirent des cris du côté du cabaret. Nipernaadi se glissa à côté de Joona, derrière la pierre, et regarda.
     Tout devant, courait Jairus, à côté de lui, Anne-Marie, puis Küüp et, derrière eux, une foule de gens. Tous les environs s’étaient réunis. Les hommes avec des fusils, des haches et des faux, les femmes avec des râteaux et des cannes. Et ils approchaient comme un nuage d’orage, en criant et en gesticulant.
     — Quels sont ces fantômes ? s’étonna Nipernaadi.
     Joona leva la tête et regarda.
     — Oh, Jésus-Christ et misérable terre de Canaan ! s’écria-t-il dans les affres de la mort. Oh, dernière heure de la vie terrestre ! Ils nous cherchent, nous les assécheurs du marais… ils nous encerclent.
     — Allons, allons, dit Nipernaadi. Ils ne sont pas fous… Pour une petite plaisanterie !
     Mais déjà des voix résonnaient :
     — Où se trouvent ces satanés assécheurs de marais ? Où sont-ils ? Nous allons leur apprendre à assécher les marais et à cultiver la terre ! Nous allons les écraser, les réduire en poussière !
     — Dans la forêt, maintenant, vite dans la forêt ! dit tout à coup Nipernaadi.
     Et ils rampèrent comme des serpents, entre les pierres et les souches. Arrivés sous les arbres, ils restèrent un moment à regarder et à écouter.
     La foule qui s’était précipitée à la cascade, s’arrêta et, soudain, les cris se turent. Mais pour un instant seulement, puis ils reprirent encore plus puissants.
     — Mes prairies, mes jolies prairies, criait Küüp avec angoisse. Elles sont inondées maintenant. Il m’a fallu des années pour construire ce mur. J’ai entassé les pierres l’une sur l’autre, pour que l’eau du marais n’inonde pas mes prairies. Et maintenant, ce fou a détruit le mur. Quelle malédiction, quelle punition, oh, fils misérable de Nazareth ! Où puis-je trouver ces filous
     — Je les écraserai, je les mettrai en poussière ! criait Jairus en agitant son fusil. Où se trouvent-ils, ces diables, dans quelle fente se sont-ils abrités ?
     Anne-Marie gambadait à côté de lui et jubilait.
     — Avez-vous entendu, criait-elle gaiement. Jairus a dit « Kurat » ? Avez-vous entendu ? Jairus a promis de les réduire en poussière ? Oh, mon Jairus est de nouveau mon cher mari et il ne reste plus rien de sa maladie. Vous avez vu ? Aussitôt qu’il a entendu la première détonation, il a jeté la Bible par terre et il a saisi son fusil. Il s’est précipité ici le tout premier. Jairus est de nouveau l’ancien homme vaillant et ni la prison ni les travaux forcés ne le changeront.
     Et amoureuse comme une digne compagne de guerre, elle resta à côté de son mari, sans détourner les yeux de lui.
     — Mes prairies, mes chères prairies, gémit Küüp.
     — Encerclez vite le marais et la forêt ! commanda Jairus aux gens. Il faut que nous les attrapions.
     — Joona, dit Nipernaadi, d’un ton décidé. Maintenant, nous devons disparaître d’ici.
     — Où ? demanda Joona en tremblant.
     — Loin de ce maudit Maarla, répondit Nipernaadi maussade.
     Et ils s’enfuirent rapidement, sans regarder derrière eux.

Traduit de l’estonien par Olga Karma. Adapté par J. Kaja-Koskinen [Jacques Baruch]