L’intérêt humain pour le bonheur

      « À ton avis, elle est heureuse ? »
      Voilà la question qui nous préoccupait, nous, ses anciens camarades de classe, et que nous avions coutume de nous poser les uns aux autres lorsque, par les soirs paisibles, nous la croisions le long de la rive de l’Emajõgi, vêtue d’un pull rouge, le regard énigmatique. Elle était restée pour nous un mystère, peut-être était-ce nous qui l’avions voulu ainsi ; les filles de notre classe étaient toutes très simples et il fallait bien que l’une d’elles fût un mystère. Son bonheur, comme son malheur, ne nous intéressait en rien : nous étions arrivés à l’âge où les anciens camarades de classe commençaient à nous devenir étrangers. Mais poser cette question nous plaisait. 
      À l’école on la remarquait tout de suite à cause de l’éclat de ses yeux, si intense qu’il n’était pas seulement beau mais aussi provoquant. Son regard nous semblait parfois carrément insolent et nous, qui n’osions encore rien entreprendre avec les filles, murmurions entre nous qu’elle était vraisemblablement un peu comme ça, puisqu’elle avait ce genre de regard. 
      Je découvris d’abord le mystère de ses yeux. J’étais en effet l’artiste de l’école. Il y avait certes de meilleurs dessinateurs que moi, mais ils n’étaient pas fiers de leurs œuvres au point de les accrocher sur les journaux muraux. Moi, j’osais, quoi que de moins en moins : il était bien loin ce printemps, en neuvième classe, où, lorsque je dansais avec une fille inconnue, je lui demandais si elle voulait bien que je la dessine — cela faisait très bon effet.
      Mais avec Kersti — c’était son prénom —, je me sentis véritablement obligé de la dessiner à cause de ses yeux. 
      J’allai chez elle, dans son appartement au premier étage. Le soleil de septembre entrait par la fenêtre. Elle s’assit sur le canapé et je la dessinai en fumant une cigarette, parce que personne ne nous voyait. Le portrait n’était pas du tout ressemblant et je commençai à transpirer à grosses gouttes. En plus de cela, le soleil m’éblouissait. 
      Kersti était assise sur le canapé, ses mains blanches posées sur sa jupe bleue, et ne montrait aucune ironie envers mon art. Elle regardait le coin de la pièce avec ses yeux étranges dont l’éclat me rendait véritablement fou ; alors je jetai mon crayon par terre et m’exclamai :
      « Nom de Dieu, quels yeux tu as ! »
      Elle me demanda s’ils étaient laids. Je répondis qu’ils étaient beaux, et même très beaux. 
      « J’ai la thyroïde, dit-elle. C’est pour ça. »
      Je ne sus rien répondre à cela. 
      Je déchirai mon barbouillage et nous bavardâmes. Je savais que je ne deviendrais jamais un artiste et qu’il était grand temps d’arrêter de faire l’intéressant. Mon regard glissa par hasard sur ses gros genoux et elle le remarqua. Je me sentis un peu mal à l’aise, mais elle était toujours gaie ou du moins feignait de l’être. À l’époque j’avais dix-huit ans et je ne savais pas lire les pensées des filles, comme prétendent le faire certains gars de vingt-trois ans, et même de vingt-cinq quand ils sont assez stupides. Ensuite je m’en allai, et ceux qui pensent qu’il se passa quelque chose ce jour-là se trompent.
      Beaucoup étaient amoureux d’elle. Un soir, au cours d’une fête de classe, je descendis dans le couloir obscur pour boire de l’eau et je la vis en train d’embrasser un nageur. Je fis semblant de n’avoir rien remarqué. Je savais qu’une chose pareille m’était interdite, car elle me croyait gentil garçon, comme elle me l’avait dit elle-même à plusieurs reprises. Seuls les mauvais garçons avaient le droit de l’embrasser. Les gentils n’entraient pas du tout en ligne de compte.
      À la fête de fin d’année, la tête embrumée par le vin, j’essayai de me rapprocher d’elle, mais elle ne le permit pas. Et d’ailleurs je n’aimais pas non plus que l’on impose ce genre de choses à autrui. Il pleuvait ce soir-là et le vent qui secouait les branches précipitait des gouttes d’eau dans mon col. 
      Après être sortis et nous être dispersés dans la nuit finissante, nous nous perdîmes de vue pour longtemps. Enfin, un beau jour, on me raconta que Kersti s’était mariée avec un aveugle. Et peu après je la vis moi-même guider un homme par la main. 
      Les filles de notre classe, qui entre-temps avaient changé au point de devenir méconnaissables et dont le rire aigu m’horrifiait, discutaient au café de la question de savoir si c’était un sacrifice de soi ou un grand amour. Personne ne la plaignait, car cela aurait fait mauvaise impression. Tous avaient lu sinon La divine comédie du moins La lumière d’une étoile lointaine et savaient que le grand amour existait réellement. Cependant la curiosité subsista tout l’hiver ; les filles de notre classe pouvaient en parler et faire des hypothèses à l’infini. Avec Kersti elle-même, elles ne réussirent pas à bavarder, car celle-ci ne se montrait que rarement dans la rue et, presque toujours, elle tenait son mari par le bras. 
      Nous répétions alors cette question absurde : « À ton avis, elle est heureuse ? ». Personne ne donnait de réponse, mais la question à elle seule suffisait ; comme si nous étions fiers de notre sollicitude et de notre humanité. 
      Un jour nous décidâmes de lui rendre visite. Nous emportâmes une bouteille de vin Trakia et des biscuits. Nous passâmes environ deux heures chez eux. Ils vivaient dans un appartement d’une pièce avec cuisine — et c’était vrai : son mari était complètement aveugle. Absolument. Il parla avec nous de toutes sortes de sujets et nous fûmes vraiment très attentifs à ne pas le froisser, ni l’attrister. Nous nous gardâmes d’évoquer la beauté extérieure des choses et tentâmes de nous imaginer ce que pouvait être le monde d’un aveugle. Lorsque quelqu’un, en regardant par la fenêtre, déclara sans y penser : « Tiens, on dirait qu’il va pleuvoir. Il y a un gros nuage noir », son voisin lui donna aussitôt un coup sur le pied. Pendant que l’aveugle mangeait, nous regardions par la fenêtre, car nous étions mal à l’aise, et Kersti aussi sans doute.
      Les filles de notre classe parlaient de choses et d’autres, mais on pouvait lire dans leurs yeux cette même question : pourquoi fait-elle cela ? Par esprit de sacrifice ou poussée par un amour aveugle ? Kersti ne leur donna pas vraiment de réponse. Peu après, nous nous levâmes, prîmes congé et sortîmes. Kersti nous accompagna un moment, mais dit seulement que la vie était bien difficile et qu’il y avait beaucoup à faire. Il commença à pleuvoir et le ciel se couvrit de nuages. C’était la première semaine où les réverbères s’allumaient. Nous étions en août. Nous conclûmes qu’il ne pouvait en aucun cas s’agir d’amour, du moins de la part de Kersti. Une des filles fut même prise d’un frémissement à cette idée. Nous décidâmes alors qu’il fallait retourner chez eux et leur offrir au moins notre compagnie. Car la pauvre Kersti, que ferait-elle si personne n’admirait ses yeux ?
      C’est ce que nous fîmes. Kersti avait été notre amie à tous et notre devoir était de l’aider maintenant qu’elle en avait besoin. Nous leur rendîmes de nombreuses visites, séparément, à deux, en groupe. Nous évoquions les faits marquants de nos années d’école, bavardions de tout et de rien, en évitant de mentionner des choses qui auraient pu rappeler à son mari la richesse de couleurs et l’éclat de ce monde.  
      La question nous préoccupait de plus en plus. Pourquoi Kersti avait-elle fait cela ? Pourquoi ? C’était pourtant une fille très bien, elle fréquentait les cafés, lisait beaucoup, faisait du théâtre… Et à présent ? C’était peut-être précisément à cause de cette question que nous allions chez eux. 
      Jusqu’au jour où nous trouvâmes porte close. C’était une journée d’hiver à la lumière éclatante, la rue était pleine de congères et les colonnes de fumée montaient droit vers le ciel. Nous pensâmes qu’il y avait eu un décès, ou peut-être un suicide ; mais la voisine nous dit qu’ils avaient déménagé l’avant-veille sans laisser d’adresse. Kersti avait même voulu aider davantage pour le déménagement, mais elle le lui avait interdit : cela pouvait nuire à l’enfant. 
      L’enfant ? Nous étions surpris. Oui, elle est enceinte, répondit la femme en repoussant ses cheveux sous son foulard, bientôt de cinq mois. Nous ne sûmes plus quoi demander. Elle n’avait pas laissé son adresse à la voisine, même si celle-ci la lui avait réclamée avec insistance.
      Voilà à peu près tout ce que l’on peut dire. Cette question resta pour nous sans réponse, mais nous étions encore à l’âge où le bonheur humain est la plus insondable des énigmes.

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin et Detelina Tocheva.