Premières impressions de Lettonie

     Chérie, tu as pris le train de l’après-midi pour la Lettonie, je reste seul dans le lit, à suivre des yeux les aiguilles du réveil et une pensée me tourmente sans cesse : quelles premières impressions as-tu de la Lettonie ? Tout se passe peut-être parfaitement bien : tes amis t’attendent déjà, ils te serrent la main et t’accompagnent à l’hôtel, un taxi a peut-être même été réservé, et une demi-heure plus tard tu te retrouves dans une chambre agréable, où rien ne te cause plus de tourment, sauf mon absence. Et cependant ce sentiment ne te procure pas tant de la douleur que de la joie. Mais il est aussi possible que tout se passe d’une manière complètement différente : les amis ont oublié que tu venais, quelqu’un avait justement son anniversaire ce jour-là, on a peut-être beaucoup trop bu, de sorte que, même avec la meilleure volonté du monde, on n’est plus en état de venir te chercher à la gare ; ou bien on a simplement oublié quelque chose, ou on s’est embrouillé dans les horaires de trains, ou on a noté quelque chose de travers dans un agenda, tout est possible. Tu descends du train sur un quai glacial, il n’y a là que des étrangers. Tu attends sous la grande horloge, une heure, deux heures, tes meilleurs amis t’ont tous fait faux-bond, il fait nuit, tu as froid, tu te mets en chemin seule, tu as quelques adresses dans ta poche, mais c’est en dehors de la ville, loin, plus de bus ni de trams, impossible d’avoir un taxi, les rues sont plongées dans la pénombre et le brouillard, et même, à plusieurs endroits, l’éclairage public ne fonctionne pas. Tu remarques assez souvent des individus douteux, des oiseaux de nuit ; dans une rue tu entends soudain des cris rauques, tu continues d’abord ton chemin sans penser à rien, mais leur signification parvient peu à peu à ta conscience : quelqu’un appelle à l’aide, une femme apparemment, à qui on a appliqué quelque chose contre la bouche. Tu restes là, incapable de prendre une décision, tu ne sais pas quoi faire ; les cris proviennent d’une cour obscure, dans laquelle tu n’oses naturellement pas pénétrer, et tu n’as pas tort. Une porte s’ouvre, dans la lueur vitreuse d’un réverbère se tient un couple âgé en vêtements de nuit trop lâches. À ta question : « Qui a crié ? » ils répondent avec rudesse que tu en sais peut-être plus qu’eux, comme s’ils t’accusaient d’être complice. Heureusement, des jeunes gens sobres, tenant des cartables, font alors leur apparition. Ils demandent ce qui se passe. Tu désignes la cour sans dire un mot, ils vont voir, car les appels continuent. Tu les suis timidement, il s’avère que dans cette cour il y a un jardin abandonné, envahi par l’herbe, vous appelez, mais brusquement tout est silencieux, plus aucune trace de violence, c’est comme s’il ne s’était rien passé. Vous retraversez tout le jardin, le feuillage bruit à votre passage et vous finissez par vous convaincre que vous vous êtes imaginé tout cela. Vous retournez alors dans la rue, vous vous arrêtez un instant, ces jeunes gens paraissent dignes de confiance, tu leur demandes où ils vont, vous allez peut-être dans la même direction. Mais non, ils s’excusent, ils sont pressés d’aller à la gare, ils ont un voyage important devant eux, le train de nuit les emmène en Lituanie, ils n’ont plus un instant à perdre. Ils t’indiquent le chemin à prendre, te disent amicalement adieu et s’éloignent. Tu repars, seule de nouveau. L’écho de tes pas résonne avec force dans les rues vides et tu arrives seulement à l’aube devant la maison de ton amie. Elle ne trouve pas assez de mots pour déplorer ce qui s’est passé, elle te fait du thé, te donne à manger, tu te couches dans un lit tiède, tu fermes les yeux, mais —
     ces premières impressions de Lettonie ne pourront plus être effaçées, elle resteront pour l’éternité dans ton inconscient et tu n’auras plus jamais envie de retourner là-bas. Chérie, je crois que tout ceci n’est qu’une invention de mon cerveau surexcité, tout s’est peut-être passé pour le mieux, je suis peut-être injuste envers la Lettonie, elle n’est en rien différente du pays où nous habitons, mais je sais combien sont importantes les premières impressions et avec quelle facilité elles peuvent réduire à néant les beaux projets, les bonnes intentions. Pardonne-moi cet excès de préoccupation, il est dû au fait que je t’ai négligée ces derniers temps et que je voudrais maintenant me racheter. J’espère qu’en Lettonie tout s’est passé au mieux.

Traduit de l’estonien par E.E.