Soudain, tu n’as plus de femme

     Cela se serait passé à Viljandi.
     L’envie de boire réveilla Endel vers les trois heures du matin. Plein de tact, avec précaution, pour ne pas réveiller sa femme, il se glissa hors du lit. Elle marmonna quelque chose dans son sommeil, qui ne s’interrompit pas. Le plancher était froid et craquait. Par la fenêtre de la cuisine, on voyait que le jour n’avançait pas. Endel but en écoutant les bruits nocturnes de la ville. Puis il bâilla longuement et regagna la chambre, dans laquelle l’obscurité avait notablement augmenté, et dont l’air était saturé de l’odeur chaude du sommeil. À tâtons, il retrouva le lit et s’étendit sur le dos. Peu de temps après, il fut saisi d’une anxiété soudaine dont il ne put tout d’abord identifier la cause, avant de réaliser qu’il était seul dans le lit. Mais naturellement il n’y avait là pour le moment aucune raison de s’inquiéter, Virve pouvait très bien s’être levée pour aller quelque part, il y a des choses qu’on ne peut en aucune façon interdire, on ne doit d’ailleurs rien interdire à une femme, une femme, il faut lui faire confiance. Il appela tout doucement: « Virve ! ». Il était tout-à-fait posible qu’elle aussi ait eu soif et qu’ils se soient fortuitement croisés sans se voir en franchissant la porte de la cuisine. S’avisant que sa voix ne portait pas jusque là, il appela un peu plus fort : « Virve ! » Elle ne répondit pas, dans l’appartement régnait un silence absolu. Que pouvait-elle donc faire dans cette cuisine ? Elle me fait des cachotteries à moi, son propre mari, se dit Endel, déjà un peu irrité. Dans l’obscurité uniformément dense, on ne distinguait que le tic-tac du réveil et le gris du carrau de la fenêtre. « Virve ! » appela-t il, cette fois très fort, et le son de sa voix, résonnant dans le noir, l’effraya lui même un peu. Une idée sotte, hystérique, surgit brusquement dans son esprit : Virve était là, debout dans les ténèbres, ses bras blancs écartés comme des ailes de moulin. Mais si c’est le cas, pensa-t-il, alors, pourquoi ? Pourquoi ? Elle est peut-être devenue folle ? Elle veut me faire peur ? Il sauta précipitamment hors du lit, courut jusqu’à la porte et alluma.
     Il n’y avait personne dans la pièce. Il alla à la cuisine, frappa à la porte des WC et, n’obtenant aucune réponse, l’ouvrit, un lugubre pressentiment au cœur. Mais à cet endroit-là non plus, il n’y avait personne. Il revint à la chambre, l’examina une nouvelle fois, et s’assit finalement affligé au bord du lit. Il eut brusquement le sentiment que quelqu’un pouvait, de dessous le lit, le saisir par les chevilles, ce qui le poussa à regarder là. Non, il n’y avait rien… Il resta encore un moment immobile à réfléchir, puis parvint à la conclusion que sa femme se trouvait forcément dans l’appartement. D’abord, la porte grinçait tellement qu’il était totalement impossible de l’ouvrir sans réveiller toute la maison, et ensuite on était en hiver, pas question donc de sortir dehors en chemise de nuit. Est-il possible que des choses pareilles arrivent vraiment se demanda-t-il, ne peut-on donc être sûr de rien dans l’univers ? Pendant des années on fait confiance, on est crédule, et puis crac, tout s’écroule. Est-ce que j’aurais fait preuve d’égoïsme à son égard, se demanda-t-il en regardant le plafond, sur lequel des craquelures étaient séparées par une zone blanche.
     Le sommeil ne lui vint qu’à la fin de la nuit.
     Au matin, il examina encore une fois tous les coins et recoins, mais Virve avait disparu sans laisser de traces. Il n’y avait rien à faire, le travail attendait, et Endel se dépêcha de quitter cette maison sans habitants. À son travail, il ne pensa qu’à la disparition de Virve. Le chef-comptable l’interrogea au moment du repas : « Qu’est-ce qui t’arrive, tu as l’air complètement à plat ? » Endel lui expliqua que dans la nuit, sa femme avait disparu. L’homme, qui était plus âgé, poussa  un soupir de compréhension et garda un moment le silence. Puis il parla d’autre chose, ainsi que font les gens pleins de tact en présence du malheur de leurs concitoyens.
     Elle ne reparut ni ce soir-là, ni le suivant, ni au bout d’une semaine ni au bout d’un mois. L’été arriva et Endel partit seul se reposer à Võru, puis l’automne revint, la terre se recouvrit d’un manteau de neige ; les eaux du printemps coulèrent à nouveau, puis les arbres perdirent leurs feuilles et tout recommença au commencement. Endel se mit à douter de l’existence de sa femme, dont la fragile image pâlissait déjà dans son souvenir. Et si pourtant un soir, après plusieurs années, elle était de retour à sa place ? Inutile, dans notre univers en mutation constante, de désespérer.

Traduit de l’estonien par E.E.