Unbewusste Ängste

    Cela se passait au début du printemps. Nous étions trois, ce jour-là, assis à une table du Chat d’or, le célèbre lieu de rendez-vous de l’intelligentsia créatrice tallinnoise : une actrice, un designer et moi-même.
    Je venais de rentrer d’un voyage à l’étranger, gagné à un concours. J’avais visité un pays ami des Balkans et avais maintenant beaucoup de choses à raconter : les pommiers en fleurs à une époque de l’année où, chez nous, la neige n’a pas encore fondu, l’hôtel de luxe entièrement meublé à la française, les dizaines de gerbes de roses dans les réceptions officielles, le funiculaire pour amateurs d’émotions fortes, le joueur de Hammond dans le bar de nuit.
    Je parlais avec entrain, mes amis écoutaient. Nous avions fini de déjeuner et arrosions maintenant notre poisson à grandes lampées de vin. En fait, nous étions tout à fait clairs lorsque cela commença. Le designer était peut-être légèrement imbibé, mais il n’en laissait rien paraître.
    Dans la salle s’installa soudain un étrange silence. Je n’y attachai tout d’abord aucune importance et continuai tranquillement mon récit. Mais bientôt, un serveur accourut à notre table, blanc comme un linge, et nous déclara le plus sérieusement du monde que nous devions partir immédiatement. Nous nous étonnâmes : et pourquoi donc ? Ce n’est pas l’heure de la fermeture ! Que se passe-t-il ? Un inventaire-surprise ? L’arrivée d’un inspecteur ? Dans quelques instants va commencer ici une conférence sur le freudisme, chuchota le serveur en jetant un regard vers le bar. Ce sont les céramistes qui ont loué notre salle pour la soirée, afin qu’on leur parle du freudisme, et après ils danseront. Nous regardâmes autour de nous. Le public avait en effet changé du tout au tout. Nous ne connaissions aucun des gens présents. Dans le feu du récit, nous n’avions pas remarqué l’arrivée des céramistes. Quelle heure est-il, demandai-je en me tournant vers l’actrice. Trois heures, répondit-elle. Une conférence à trois heures de l’après-midi, pour des céramistes, et sur le freudisme, non, je ne pouvais pas y croire. Vous n’avez pas vu l’écriteau sur la porte, demanda le serveur. Moi, je ne lis jamais rien, répondit le designer, je ne crois jamais ce qui est écrit. Le serveur nous pria à nouveau de partir. C’était pourtant une vieille connaissance. Nous étions déjà venus souvent ici. Nous étions ce qu’on pouvait appeler de bons clients. Mais il se montra inflexible : allez-vous en, soyez gentils, sinon je vais avoir des problèmes. Le designer chuchota : moi aussi j’ai envie écouter cette conférence sur le freudisme, moi aussi je suis un artiste, même si je travaille dans l’industrie, pourquoi est-ce que je ne pourrais pas apprendre des choses sur le freudisme. Sur le fond, il avait évidemment raison. La psychanalyse relevait du domaine public, personne ne pouvait raisonnablement prétendre en avoir le monopole. Notre serveur aussi comprenait cela. Il hésita un peu et finit par céder : bon, d’accord, vous pouvez rester, mais je ne veux pas vous entendre, compris ? Compris, dit le designer, mais encore un petit cognac ! Le serveur leva les yeux au ciel et poussa un gros soupir. Je donnai un coup de pied au designer sous la table. Nous pouvions déjà nous estimer heureux qu’on nous autorise à rester.
    Le conférencier était debout au milieu de la salle. Le barman en chef sortit de derrière son comptoir et vint annoncer qu’on allait parler aujourd’hui du freudisme. Freud, répéta à haute voix le designer, d’un air pensif. En un clin d’œil, le serveur fut devant nous. Parlant ostensiblement plus fort que le designer ne l’avait fait, il nous dit que nous étions seulement tolérés ici et qu’en conséquence notre devoir était de la fermer. Le barman en chef remarqua l’amour de l’ordre du serveur, ce qui était le but recherché. Le conférencier salua cordialement les céramistes, faisant une petite courbette à l’intention de chaque table. Connaissait-il vraiment tous les céramistes, au moins de vue ? C’était peu probable. Je me sentis pourtant assez mal à l’aise lorsque son regard, à la fois chaleureux et pénétrant, s’arrêta sur notre table. Se rendit-il compte que je n’étais pas un céramiste, mais un affairiste ? Remarqua-t-il que les mains de l’actrice n’étaient pas abîmées par l’argile ? Vit-il luire dans les yeux du designer la flamme verdâtre du commerce ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, son regard erra encore une fois sur notre table avant le début de la conférence. Nous retenions notre souffle, car le barman en chef et les serveurs nous observaient avec attention. Le conférencier commença par le commencement. Il parla de la collaboration de Freud avec Josef Breuer, qui aboutit en 1895 à la publication des Studien über Hysterie. Il n’oublia évidemment pas de préciser que Freud, plus tard, avait cherché à minimiser le rôle de Breuer dans la naissance de la psychanalyse. Il fit également allusion à l’influence très forte que le jeune Freud reçut de son séjour à Paris auprès de Charcot. Puis il évoqua les années de solitude traversées par le créateur de la psychanalyse (plus d’amis et pas encore de disciples). Pendant des années, poursuivit-il, Freud ne reconnut que la pulsion sexuelle (plus tard, la pulsion de mort) et adjura ses disciples Jung et Adler de ne pas renoncer à la sexualité. La sexualité était la pierre de touche de sa théorie ; sans elle, tout s’effondrait. Freud pensait que l’énergie psychique d’un instinct biologique non satisfait s’accumule dans l’inconscient et essaye de se libérer d’une manière ou d’une autre. Le conférencier illustrait son exposé avec des gestes adéquats. Les pensées, les affects et les désirs réprimés par la civilisation contemporaine, c’est-à-dire par la morale et la société, étaient refoulés dans l’inconscient. Je murmurai que nous devrions peut-être partir, cette conférence risquait de se prolonger et on ne pouvait plus rien commander. Mais l’actrice trouvait qu’il n’était plus temps de s’en aller, nous aurions probablement dû le faire tout de suite, mais maintenant il fallait rester jusqu’à la fin, ça n’allait tout de même pas durer plus de deux heures, et puis si nous partions en plein milieu, tout le monde raconterait demain que nous voulions discréditer la conférence. Le designer déclara que s’en aller était une bagatelle et qu’en ce qui le concernait il était prêt à se lever. Mais l’actrice lui fit signe de se taire, et le designer se tut. Le conférencier parlait toujours de l’inconscient. Il expliquait que les instincts et les pulsions ne se présentent comme tels que dans l’inconscient. Les instincts ne peuvent jamais être conscients. Ils sont représentés dans la conscience par les idées, les images mentales et les affects. Je regardai autour de moi et découvris une porte à côté de ma chaise. Sans dire un mot, je la montrai aux autres, mais le designer souffla que cette porte menait dans un cul-de-sac. Il n’y avait pas de sortie de ce côté-là, juste une petite lucarne par laquelle un enfant ne serait même pas passé.
Ayant perdu tout espoir, je tombai dans une profonde léthargie. J’entendis, comme à travers du coton, le conférencier expliquant que la Traumdeutung était l’une des œuvres les plus intéressantes de Freud. Et d’après Freud, il en est de même avec l’art, s’écria-t-il soudain. Quelque chose m’avait visiblement échappé, je n’arrivais pas à comprendre ce qui était de même que quoi. L’art était selon Freud une réconciliation, car dans la réalité l’artiste était incapable de se réaliser, mais dans l’imaginaire il le pouvait. Et dans la société capitaliste, l’art était pour l’artiste le seul moyen d’existence !
    Je fis un clin d’œil au designer et, m’emparant du sac de l’actrice, commençai à me dégager lentement de derrière la table. Le designer, quant à lui, se leva grossièrement d’un bond. L’actrice n’avait pas d’autre solution que de nous suivre, ce qu’elle fit en tremblant de tous ses membres.
    En nous voyant avancer vers lui en file indienne, le conférencier s’interrompit. La sortie se trouvait derrière l’orateur et nous étions bien obligés de passer près de lui.
      Tous les céramistes avaient les yeux fixés sur nous, ce qui était bien naturel car nous marchions sur la pointe des pieds et devions paraître complètement ivres.
      J’atteignis la porte en premier et tirai la poignée vers moi. Un horrible grincement se fit entendre. J’avais beau tirer aussi lentement que possible, le bruit était de plus en plus effroyable. Oh, secondes ! Combien m’en fallut-il pour ouvrir cette porte ! Enfin ce fut fait.
     L’actrice et le designer sautèrent à ma suite dans le vestibule. Nous respirâmes un grand coup. Ouf ! Sauvés !
    Dehors, derrière la vitre, tombait une neige printanière. Les gens rentraient chez eux, des rouleaux de papier-toilette plein les bras. Le soir approchait. Nous reprîmes nos manteaux au vestiaire. Soudain, l’actrice laissa échapper un petit cri.
    Nous nous précipitâmes vers elle, le designer et moi : qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce que tu as ? Oh mon dieu, mon dieu, j’ai oublié ma veste ! Elle s’affaissa soudain et se laissa tomber sur un banc. Et je n’oserai jamais y retourner, souffla-t-elle.
    Un silence consterné suivit ces paroles. On n’entendait plus que la voix du conférencier qui redoublait d’éloquence derrière la porte. Dites, les gars, implora alors l’actrice, soyez gentils, allez chercher ma veste. Le designer et moi échangeâmes un regard. L’actrice était une bonne amie, mais là, elle nous en demandait vraiment trop. Elle en appelait à notre virilité. Je ne peux tout de même pas rentrer chez moi comme ça, gémit-elle, regardez le temps qu’il fait dehors ! Nous hochâmes la tête. Nous avions entendu parler de ces héros qui s’en allaient combattre des dragons : les Saint George et autres Lancelot. Mais l’actrice nous connaissait trop bien. Elle soupira et poussa la porte de la cuisine — peut-être un serveur pourrait-il aller chercher sa veste ? Elle resta absente trois minutes. La voix du conférencier apportait jusqu’à nous des bribes de phrases, des mots sans suite : neurotische Liebesbedürfnis… Angst… inceste… L’actrice revint avec un air triste. Les serveurs avaient refusé d’aller dans la salle. On leur avait recommandé de ne pas troubler la conférence. Vous ne pouvez vraiment pas m’aider, insista notre amie, vraiment vous ne pouvez rien faire ? Nous ne demandons pas mieux…  répondit le designer en se rapprochant de la porte.
C’est alors que quelque chose de primitif (archaisch ?) se réveilla en moi.
       Je ne parviens toujours pas à me l’expliquer. Mais peut-être n’est-il pas nécessaire d’expliquer ce genre de chose.
    Appelons cela simplement la gravité de l’instant.
    Je pénétrai d’un pas décidé dans la cuisine, où les petits serveurs fumaient nonchalamment. Soyez des hommes, leur dis-je rudement, allez chercher la veste de cette dame, qu’est-ce que vous attendez ! Va donc la chercher toi-même, si tu l’oses, me lança fièrement un serveur roux. Cinq roubles pour toi si tu y vas, insistai-je. Cinq roubles, répéta le serveur d’un air intéressé. Mais il redevint grave et m’expliqua sur un ton presque amical : non, je ne peux pas, ça serait avec plaisir, mais je ne peux pas, je risque ma place : on pourrait nous licencier si nous troublons la conférence. Bah, la première fois, ils passeront l’éponge, arguai-je. Mais j’ai déjà une faute sur la conscience, m’expliqua le serveur, j’ai interrompu une fois une conférence… c’était quoi, déjà, demanda-t-il en se tournant vers un de ses collègues. C’était le jour, expliqua l’autre, où on parlait du post-maniérisme et où tu es entré avec le champagne. Voilà, j’ai déjà eu un blâme, alors maintenant on ne me pardonnerait pas, conclut le serveur.
    Un voile noir passa devant mes yeux.
    J’ouvris la porte qui donnait sur la salle. Des visages tout blancs se tournèrent vers moi. Je devais paraître livide et une expression résolue se lisait sans doute sur mon visage, car le conférencier se tut. Peut-être croyait-il que je voulais le tuer ?
    J’avais peur de trébucher, mais je m’avançai tout de même dans la salle. Lorsque je passai devant l’orateur, il comprit que je n’en avais pas après lui et reprit le fil de son exposé : nous n’avons aucune raison de considérer Freud comme un irrationaliste, il faut au contraire voir en lui un homme profondément convaincu de l’importance de la ratio. Dans son livre Das Unbehagen in der Kultur, Freud estime que la culture n’est rendue possible que par le refoulement des pulsions. Mais de tels refoulements rendent la vie plus complexe. Toutefois, claironna l’orateur, Freud ne fait pas de distinction très nette entre la civilisation et la culture. La culture et le « surmoi » ne seraient-ils pas en définitive les deux faces d’une même médaille ? À l’instant où l’orateur prononçait ces mots, ma main atteignit le cuir souple et lisse de la veste. Je retournai vers la porte sans jeter un seul regard sur les céramistes. En repassant devant le conférencier, je lui fis malgré moi une courbette. Par la sublimation, les désirs inconscients cessent d’être un aspect de l’économie de la libido pour venir enrichir l’imagination créatrice, me répondit-il, et son exposé me parut assez décousu. Lorsque je pénétrai à nouveau dans la cuisine, certains serveurs me jetèrent un regard ironique, mais les autres me considérèrent avec respect. Je passai devant eux et ressortis dans le vestibule, où l’actrice m’embrassa joyeusement sur la joue. Le designer, quant à lui, regardait le bout de ses souliers d’un air un peu honteux.
    J’aidai l’actrice à mettre sa veste et nous sortîmes dans la rue, sous la neige qui tombait à gros flocons. Nous restâmes là un certain temps, essayant tant bien que mal de repousser le moment du départ, mais il fallut pourtant se séparer. D’un geste de la main, nous prîmes congé de l’actrice qui s’éloigna dans le brouillard blanc. La circulation du sang, peu à peu, se rétablit. Le pouls se remit à battre. Tout doucement revint le quotidien, et la réalité reprit ses droits.
 

Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin